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Portrait d'un homme ordinaire
Sa journée a commencé à 6h30. Le réveil a sonné, il s’est levé, s’est habillé, a préparé son café qu’il a bu pendant que l’ordinateur s’allumait. Pendant une heure, il a mis à jour sa comptabilité, enregistré ses factures, préparé son plan de culture, répondu à des mails, rempli des dossiers administratifs imbuvables, directives obscures mais obligatoires venues d’on ne sait quelle administration bien éloignée du terrain.
Il a ensuite aidé les enfants à s’habiller pendant que leur mère préparait le petit-déjeuner qu’ils ont pris tous ensemble. Trente minutes de retrouvailles familiales avant de partir, chacun de son côté. Les uns à l’école, les autres au travail. Pour lui, le travail, c’est pas bien loin. Juste là, en sortant de la maison. Quelques pas seulement qui le séparent de la grange.
Pour le planning, un premier impératif : la météo ! Si elle est au beau fixe, il ira travailler dans les champs : labourer, biner, semer, traiter, désherber, récolter… peu importe, c’est une affaire de saison. S’il pleut par contre… Il restera les préparations, la mécanique, l’entretien, les réparations, la gestion des stocks. Bref, la journée sera toujours bien remplie.
Sans compter les imprévus. Car les caprices du ciel ne sont pas les seuls paramètres en jeu. Il y a aussi les caprices de la terre, les caprices des machines, les caprices des techniciens, les caprices des coopératives, les caprices de santé. Bref, la journée n’est jamais de tout repos.
Lorsqu’il rentre le soir à la maison, il est souvent près de vingt heures. La table est mise, le repas est prêt, les enfants sont douchés et ont fait leurs devoirs. Mais jamais personne ne le lui reprochera. A près de 10 heures de travail par jour, du lundi au samedi (et parfois le dimanche aussi), pas la peine de compter les heures sup’. Ça n’existe pas ! Dans son monde, on ne regarde pas non plus les jours fériés, les RTT, les congés payés… Quand le travail est là, il faut le faire. Point. Et du travail, il y en a toujours.
Ne parlons pas de toutes ces petites tracasseries qui le minent : tel champ qui se fait ravager par les oiseaux, les chenilles, la maladie. Tel autre dont la semence, pourtant négociée à prix d’or auprès d’un fournisseur, a moisi dans la terre sans donner un seul épi. Tel autre, entièrement détruit par un orage de grêle et que l’assurance rechigne à dédommager.
Parfois, il se sent tellement démuni qu’il a envie de tout lâcher. Laisser tomber, partir chez un patron, travailler sa semaine, toucher son salaire à la fin du mois et prendre ses vacances au mois d’août, avec les enfants. Parfois, l’injustice et l’ingratitude de son travail le mettent en colère ou le plongent dans de sombres pensées. Heureusement, il n’est pas seul.
Alors il s’accroche. Parce qu’il l’aime son travail. Depuis qu’il est tout petit, il est tombé dedans. Comme Obélix dans sa marmite. Il y a quelque chose d’enivrant à respirer ainsi au rythme de la nature ; il y a quelque chose de magique à participer soi-même, modestement, à cette ronde éternelle des saisons. Même s’il est dépendant des éléments, il se sent libre.
Par contre, il se sent dépassé par les querelles de clocher, les batailles idéo-politiques sur l’écologie, le bio, le conventionnel, ce qu’il faut faire et ne pas faire, ce qu’il faut dire ou penser. Cette façon d’attiser les rivalités, d’attiser les feux, de monter les uns contre les autres… ça le rend malade. Il ne comprend pas qu’on l’accuse de tous les maux de la terre alors que, justement, il est celui qui vit au plus près de cette terre. Il essaie de faire au mieux, pour son travail et pour le monde qui l’entoure. Lui aussi, il a entendu et compris les limites des anciennes pratiques et il s’est depuis longtemps tourné vers une agriculture raisonnable autant que raisonnée. Mais comment lutter contre la concurrence d’autres pays qui n’ont pas les mêmes normes, les mêmes contraintes, les mêmes exigences de production mais accèdent pourtant facilement et pour des coûts dérisoires aux marchés nationaux ?
Parce que pour lui, il n’y a pas une agriculture, mais des agri-cultures. Avec des origines historiques ou philosophiques spécifiques, des tenants géographiques ou météorologiques, des aboutissants économiques ou écologiques. Et souvent même tout à la fois. Avec à la barre, un capitaine : le paysan, l’agriculteur, le cultivateur… l’homme de la terre. Un homme ordinaire.
Il appartient à cette race. Elle est en lui, profondément ancrée. Et moi, qui vis à ses côtés depuis bientôt vingt ans, je suis fière de lui. Fière de ses doutes, de ses peurs, de ses échecs tout autant que de ses réussites. Parce que je sais qu’il fait son travail avec cœur et courage. Parce qu’il est chaque jour les pieds dans la terre et qu’il n’abandonne jamais. Parce que malgré les moments difficiles, il continue pour nous offrir une vie joyeuse. Parce que sans lui, je ne serai pas mère.