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Destination : 364 , Doubles, clones et narrations multiples

En même temps

La première fois que c’est arrivé, Helena avait dix ans. C’était lors de l’enterrement de sa grand-mère adorée. Les yeux remplis de larmes et le cœur de chagrin, la fillette se tenait droite, hypnotisée par le cercueil de bois sombre qui était posé dans la travée centrale, face à l’autel où le prêtre officiait d’une voix lancinante. Mais Helena n’entendait rien à ce que disait le curé… une voix dans sa tête ne cessait de répéter, en boucle et de plus en plus fort : « Non, ce n’est pas possible, ça ne se peut pas, je ne veux pas, je ne veux pas être là ! » Jusqu’au moment où, sans savoir comment ni pourquoi, Helena s’était retrouvée dans sa chambre, pelotonnée en boule sous sa couette, son gros nounours serré contre elle. Pardon, je me dois d’être plus précise, sans quoi vous n’allez pas comprendre la suite de mon récit. Helena était donc dans son lit, mais, en même temps, elle était toujours dans l’église. C’était comme si il y avait deux Helena distinctes, chacune consciente de ce que vivait et ressentait l’autre. Un adulte aurait surement cru être en train de sombrer dans la folie mais Helena, encore dans l’entre-deux de l’enfance, ne se posa pas de question. Une fois passée la surprise, elle apprécia la chaleur et la sécurité de son lit, réconfortant et apaisant pour celle qui se trouvait encore dans l’Eglise. Cette sensation perdura jusqu’à ce que l’Helena du lit s’endorme, épuisée de fatigue et de tristesse. A son réveil, il n’y avait plus qu’une seule Helena, assise dans un coin de la salle-à-manger dans laquelle on servait un café et des biscuits secs aux personnes présentes. Helena pensa qu’elle avait rêvé, puis elle n’y pensa plus du tout.

Quelques années plus tard, un évènement similaire vint brutalement lui rappeler cet épisode. Elle passait son baccalauréat, l’épreuve d’oral d’anglais qui la terrorisait car elle n’était pas du tout à l’aise dans cette matière. Et, pour ne rien arranger, le professeur chargé d’évaluer sa prestation était connu pour sa sévérité et son exigence démesurée. Helena était paralysée et se disait qu’elle donnerait tout pour être ailleurs à ce moment-là. Et c’est ce qui arriva ! Comme la première fois, elle se retrouva dans sa chambre, non pas dans son lit mais devant son bureau. Et, en même temps, elle était aussi et encore devant l’examinateur qui venait de lui donner son sujet. Sans qu’elle ait le temps de réfléchir vraiment, l’Helena de la chambre attrapa son cahier de cours et relut la leçon que l’autre Helena n’eut plus qu’à répéter sans se poser de questions. L’épreuve terminée, la jeune fille se leva et s’avança vers la sortie. Au moment où elle referma la porte derrière elle, son stress disparut et les deux Helena se retrouvèrent ensemble, au même endroit, au même moment.

Cette fois-ci, plus question de croire que ce n’était qu’un rêve. Une hallucination peut-être ? Pourtant, Helena n’avait pas l’impression d’être sujette à des idées étranges… Il fallait qu’elle en ait le cœur net ! Elle ne fut pas déçue ! En effet, Helena comprit vite qu’elle possédait ce don particulier de pouvoir, lorsqu’elle le souhaitait, en quelque sorte se dédoubler elle-même. Peu à peu, elle parvint à maitriser son don, pour en choisir le moment et la durée. Pragmatique et raisonnable, elle savait qu’il ne fallait pas ébruiter cette particularité, au risque de finir dans un asile. Aussi garda-t-elle ce secret toute sa vie, n’acceptant de le confier qu’une fois comme nous le verrons plus tard. Pour ne pas se faire prendre, elle choisissait toujours de se dédoubler entre une activité publique et une activité privée, sans interaction sociale. Comment justifier en effet d’avoir pu être, en même temps, au travail et en train de faire les courses à l’autre bout de la ville ? De même, elle décida de rester entière dans les moments importants, pour ne pas risquer de diminuer l’intensité des émotions ressenties.

Elle organisa donc son quotidien en conséquence et trouva vite le côté plutôt pratique à sa particularité. Etudiante, elle pouvait faire la fête jusque tard dans la nuit et, en même temps, réviser tranquillement ses examens dans sa chambre. Plus tard, elle pouvait partir travailler tôt le matin et, en même temps, rester au chaud sous sa couette. Devenue mère, elle pouvait, en même temps, accompagner les enfants à leurs activités et faire un peu de sport à la maison. Enfin, à la retraite, elle s’offrait parfois le luxe d’aller à sa séance de yoga hebdomadaire et, en même temps, terminer le livre passionnant qu’elle était en train de lire. Bien sûr, elle eût quelques frayeurs, manquant plusieurs fois de se faire prendre, par son mari ou un des enfants rentrant inopinément à la maison, ou encore par un proche voulant faire une visite surprise. Mais chaque fois, elle réussit à se faufiler entre les mailles du filet et personne ne découvrit jamais son secret.

Son mari tomba malade, de cette maladie moche et ingrate qui fait partir les gens avant même qu’ils ne soient vraiment morts. Helena l’accompagna du mieux qu’elle put, utilisant son don pour souffler et relâcher sa vigilance, au moins à moitié, au moins de temps en temps. Quand il mourut, elle resta seule dans la maison où ils avaient passé leur vie. Elle ne se voyait pas vivre autre part… et puis, à son âge, quel intérêt ? Elle aimait son quotidien, elle avait ses habitudes et elle pouvait profiter encore de ses petits-enfants. En vieillissant, ce ne fut pas son don qui diminua, mais sa capacité à le supporter. Chaque dédoublement la fatiguait, physiquement et moralement, comme si son organisme avait du mal à faire le lien entre les deux Helena. Aussi, petit à petit, elle arrêta ses dédoublements, les limitants à quelques rares et brèves occasions, comme, par exemple, donner des coquettes au chat et, en même temps, continuer de regarder sa série préférée.

Le temps passa, inexorablement, et Helena fut un jour incapable de rester seule chez elle. Ses enfants lui proposèrent de la prendre avec eux, à tour de rôle, ce qu’elle refusa. Elle préférait être dans une résidence pour personnes âgées où se trouvait déjà une de ses vieilles amies. Au début, elle faisait encore de temps en temps de petites escapades, pendant les parties de loto qui la barbaient prodigieusement et, en même temps, s’asseoir chez elle, dans son fauteuil préféré. Quand la maison fut vendue et vidée, elle arrêta définitivement ses dédoublements.

C’est à ce moment-là que Lisa entra dans sa vie, comme un cadeau du ciel alors qu’elle croyait que ce ne serait plus possible. Lisa était son arrière-petite-fille et, dès sa naissance, il y eut entre elles un lien étrange, comme une compréhension mutuelle qui se passait de mots. Helena se rappela alors du même lien qui l’avait unie à sa grand-mère, bien des années auparavant, et commença à se poser des questions : serait-il possible que, sans le savoir, elles aient partagé le même secret ? Et serait-il possible qu’il en soit de même pour Lisa, maintenant ? Il était difficile de le savoir car comment aborder le sujet avec une enfant aussi jeune… Helena décida donc de se taire et d’observer, profitant de l’affection qui les liait.

Lorsqu’elle sentit que ses forces déclinaient, la petit Lisa avait à peine six ans. Helena savait qu’elle ne pourrait rien lui dire avant de mourir, mais elle voulait au moins lui faire comprendre qu’elle ne serait pas seule, plus tard, si jamais son don se révélait. Aussi, lorsque la petite vint lui rendre visite pour ce qu’elle savait être la dernière fois, Helena lui murmura quelques paroles à l’oreille.

***

Ce jour-là, j’entendis d’abord le téléphone sonner. Ma mère a décroché puis a éclaté en sanglots. J’ai compris que c’était le moment. Je suis allée dans ma chambre et elle était là, comme elle me l’avait promis. Assise sur mon lit, elle me souriait de son sourire de toujours, mais, en même temps, quelque chose dans ses yeux semblait différent. Comme une absence, une distraction fugace. Nous nous sommes longuement serrées l’une contre l’autre et puis, elle m’a dit qu’il était temps pour elle de partir. Que nous ne nous reverrions pas mais que, si un jour il m’arrivait quelque chose d’étrange, que je n’ai pas peur. C’était juste son sang qui coulait dans mes veines.

Dix ans plus tard, le jour de mes seize ans, j’ai appris qu’elle avait laissé pour moi un cahier, dans un coffre chez un notaire de la ville. Quand je l’ai ouvert, j’ai découvert son histoire et ce jour-là, j’ai compris pourquoi, chaque fois que je suis en proie à une émotion intense, le temps s’arrête, figeant le monde autour de moi…

myriam