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Pêcheurs d'Islande - 1886
Ils étaient cinq, aux carrures terribles, accoudés à boire, dans une sorte de logis sombre qui sentait la saumure et la mer. Autour de Serge, il y avait Luc, les deux Thomas et Sylvestre, le rêveur. Perdus dans ce bar sur le port ou Serge les avaient entraînés, ils enterraient leur jeunesse dans la bière. Demain, chacun partirait de son côté, suivre le chemin dont ils avaient tant rêvés au cours de ces longues années enfermés dans ce collège gris et poussiéreux.
Ils étaient quatre, aux épaules larges, venus sur le quai accompagner Thomas le brun qui embarquait pour un long périple sur les océans. Après avoir trimé comme docker pendant plusieurs mois, il venait de se faire embaucher sur un cargo de marchandises. Quand reviendrait-il ? Il n’en savait rien… Les copains étaient là, il le savait mais il ne les voyait pas, il s’activait dans la salle des machines. Mais savoir lui suffisait.
Ils étaient trois, le dos droit, venus soutenir Luc dans son terrible deuil. Après avoir été séparé de sa mère pendant de longues années, il n’avait pu profiter d’elle que peu de temps avant que la sale maladie ne l’emporte. Autour de sa tombe, dans le petit cimetière d’un village Normand, le soleil de janvier donnait une lumière triste et froide. Luc ne pleurait pas mais ses amis n’avaient pas besoin de cela pour sentir sa détresse et l’immensité de son chagrin.
Ils étaient deux, à se regarder dans les yeux, sans oser encore se tenir la main. Il leur avait fallu tant de temps pour comprendre, et tant de temps encore pour oser se l’avouer et oser se donner une chance. Luc et Thomas le blond, gardaient pour l’instant leur secret pour eux. Ils craignaient la réaction des copains. Comprendraient-ils seulement ? Accepteraient-ils ce changement sans justement que cela ne change tout à leur amitié ? Sylvestre, oui, sans aucun doute. Mais les autres ?
Il était seul, dans le hall d’attente de l’aéroport. Après avoir rêvé toute son enfance et sa jeunesse de découvrir les îles merveilleuses décrites par les plus grands auteurs et explorateurs ; après avoir essayé (vainement) d’accepter une petite vie tranquille et ordinaire d’ouvrier en usine, il avait fini par s’effondrer sur lui-même, comme une étoile en bout de course. Le médecin avait parlé de burn-out et c’était exactement ça : il lui semblait que quelqu’un avait éteint la lumière à l’intérieur de lui. Alors il s’était enfin décidé… Dans deux heures, l’avion décollait.
Qui aurait cru qu’il se marierait ? Et à cinquante ans passés… Serge, le fort en gueule, plus intéressé par les copains que par la vie de couple. Et puis il avait croisé Nathalie… Et, à ses noces, ils y étaient tous, ceux qu’il avait conviés jadis. Tous, excepté Sylvestre qui s’en était allé dormir dans des jardins enchantés, très loin, de l’autre côté de la Terre… Les carrures terribles s’étaient avachies, les épaules larges affaissées… Ils étaient devenus des hommes.