Destination : 90 , Auberge espagnole
Nationalité frontalière / La Traversée de Jean-Jean
Assis dans sa barque, Graziello était d’assez mauvaise humeur. La fatigue et le début d’une petite fringale jouaient toujours sur son caractère.
- Pourquoi tu marmonnes dans ta barbe ? fit une voix à coté de lui.
Graziello leva les yeux sur l’inconnu dressé sur la rive, un pied déjà planté sur son embarcation. Aussitôt, à l’aide de l’index et de son majeur, Graziello tapota sur ses lèvres comme un enfant imitant en silence un indien d’Amérique.
- Quoi ? Tu veux une sèche ? grogna l’inconnu
Graziello haussa les épaules, sans comprendre, et reprit sa grossière imitation.
- Et puis quoi encore ?
- Breuuuu
- Oh, c’est bon ! Tiens
Jean-Jean sortit de la poche de son manteau un paquet de cigarettes écrasé. Il l’ouvrit délicatement, et en inspecta minutieusement le fond pendant trente secondes. Il vérifia que tout y était. La photo de Brigitte Bardot sur l’affiche de Et Dieu créa la femme, la dent perdue en mangeant ce satané sandwich au saucisson sec, une gourmette trop petite à son poignet, au nom de Gabrielle ou Gabriella ou Graziella à moitié effacé qu’il avait trouvée parterre, au bord d’un quai et une cigarette entière. Après un fugace sourire à BB, il dégagea la cigarette du coffret et la tendit au jeune italien. Graziello s’apprêtait à l’attraper quand Jean-Jean recula sa main.
- Ok Bello, je te file ma dernière sèche ; en échange de quoi, tu me fais traverser cette satanée rivière avec ton paquebot.
L’italien regarda l’incompréhensible énergumène qui lui montrait sa barque et la lagune.
- Passer, traverser, traversare la mare. Bon sang de bonsoir, l’autre coté quoi !
Jean-Jean s’agita, expliqua son souhait par des mouvements de brasse et de dos crawlé, et désigna à la fin des ces gesticulations l’autre rive avec son index jauni de tabac.
- Si ! répondit Graziello en souriant
- Ah, je savais qu’on pourrait s’entendre, se réjouissait Jean-Jean en grimpant dans l’embarcation. Moi, c’est Jean-Jean ! Continua-t-il en s’essayant.
- Graziello
- Personne n’est parfait !
- Accroche-toi, camarade ! Reprit Graziello
- Tiens, tu parles français ?
- Un potit peu. Comme oune sac espagnol !
- Une vache espagnole, on dit ! Enfin, t’as raison, une vache, ça ne parle pas plus qu’un sac. Quoique, j’ai connu une vache normande qui avait des yeux causant comme un tableau de Monet quand je lui caressais la façade avant de lui emprunter un peu de lait. Puis, un sac, ça cause ! Un sac de bonne femme, ça raconte ! Ca te dit comment elle se maquille, si elle a des gosses, si elle a ses règles. Enfin, tu vois, quoi !
- Moi, pas voleur, moi je tloque ! Cigarette, s’il vous plait ! Demanda Graziello qui avait posé les rames de chaque coté de la barque.
Surpris de se trouver déjà en plein milieu de la lagune, Jean-Jean évalua le chemin qui lui restait à parcourir.
- Ah oui, bien sur ! Je ne suis pas un voleur non plus Grazie, reprit Jean-Jean en lui tendant l’ultime bienfaitrice, avec un profond soupir.
Graziello rangea la cigarette sur le haut de son oreille droite et ressaisit les rames qu’il manoeuvrait avec délicatesse.
- Je ne suis pas un voleur ! Recommença Jean-Jean pendant que l’italien ramait. Je suis un sentimental. Cette sèche, je la gardais pour la fumer à Venise ! C’est là que j’ai rencontré ma femme, décédée depuis huit ans. Paix à son âme ! Je fais une sorte de pèlerinage sur mes souvenirs !
Graziello continuait à ramer en silence. Jean-Jean toussota, espérant silencieusement que sa petite baliverne attendrirait le jeune homme. Même s’il n’avait jamais été marié, il lui était bien arrivé de flirter avec quelques gueuses au passage. Et, il était vrai qu’il était déjà venu à Venise vingt ans plus tôt, en ces débuts de nomade solitaire. Graziello ramait sans répondre, imperturbable jusqu’à l’autre rive qu’il accosta avec une douceur extrême. Jean-Jean descendit de l’embarcation, balançant son corps sur le bord de la barque, manquant de glisser dans l’eau.
- Bon, notre voyage s’arrête là, comme on dit, soupira Jean-Jean, tapant les deux pieds l’un après l’autre sur la terre ferme
- Tiens, ta cigarette, replends là ! J’ai arrêté de foumer, moi, dit Graziello en lui donnant le trésor
- T’es un bon gars Grazie, affirma Jean-Jean en reprenant son butin. Pour la peine, je te file la gourmette de ma femme. Gabriella, elle s’appelait ; ou quelque chose comme ça. C’est effacé sur le desssus, on pourrait lire Graziello, regarde ! C’est pour toi !
Graziello examina le bijou que lui avait tendu son passager.
Il le soupesa, en évalua rapidement la valeur et releva la tête pour refuser mais le curieux personnage avait disparu. Seul restait entres ses mains, le cadeau de Jean-Jean. Satisfait de sa journée, il rangea le bijou dans sa poche, se promettant d’y faire graver "Gaetana", le nom de sa nouvelle petite amie, qui se plaignait tous les jours d’avoir perdu sur un quai une vieille gourmette au nom illisible.