Destination : 86 , Droit dans le mur !


Vaines cuirasses

Le nouveau chef – pas moyen de me souvenir de son nom - est arrivé il y a quinze jours maintenant. Il s’est tout de suite employé à redéfinir ma nouvelle « fonction » : je dois désormais empêcher - coûte que coûte - qu’ils franchissent la frontière.
Je me suis insurgé, pas trop fort quand même, je risque mon travail, l’administration est de plus en plus sourcilleuse envers ce qu’elle nomme les « tentatives patentes de rébellion ». Croyez-moi, il suffit de pas grand-chose. Le moindre écart et c’en est fini de vous.
Avant, mon travail consistait à la laisser traverser, la frontière : on n’est pas en temps de guerre, que je sache !
J’ai objecté, je ne saurais pas qui ils sont, ni comment les reconnaître. Le nouveau chef, froid, désagréable, a répondu, c’est une question idiote, « ils » désigne tout le monde, tout être vivant doué de parole. Un point, c’est tout.
Tout ça est illogique, mais je n’ai pas le choix.
Il ne m’a pas indiqué comment m’y prendre. C’est toujours au subordonné de prendre des initiatives, au risque de déplaire.
J’ai donc décidé seul de la procédure. Il m’a fallu trouver un équivalent de protection, une sorte de compromis, quelque chose entre le mur de Berlin, la double rangée de barbelés et la muraille de Chine.
Mais, bien sûr, sans aucun moyen supplémentaire. Dans l’administration, il manque toujours dix sous pour faire un franc, je le sais bien. Même si je dépose un dossier en béton, je n’obtiendrai pas de quoi en acheter.

J’ai beaucoup réfléchi, pour arriver à choisir. C’est l’aspect symbolique qui m’a décidé, c’est ça qui compte le plus dans la vie, j’en suis de plus en plus convaincu.
Dans une de mes rares escapades en ville, j’ai acheté une quinzaine de bobines – ça devrait suffire - d’un fil assez solide, mais pas très épais, pas la peine que ce soit trop lourd, et également du sparadrap, pour faire la jonction entre les bobines. J’ai aussi réuni toutes les vieilles cartes de la région voisine. Elles ne serviront plus à rien. Elles m’ont aidé à consolider le fil, à des endroits où il ne pouvait que frotter, sans que je puisse le dévier, contre des obstacles naturels, roches ou vieilles souches.
Après l’avoir fait courir sur les sept kilomètres dont la surveillance m’est dévolue, je l’ai enduit d’un film de paraffine, pour rendre la frontière encore plus imperméable. Je suis allé lentement, pour que la couche soit régulière. La paraffine, c’est pour la métaphore : il s’agit d’empêcher définitivement toute affinité, toute tentative de fraternisation. Ca lubrifie, aussi, cet aspect-là des choses peut toujours servir. On ne sait jamais ce qui peut arriver dans la vie.
Enfin, je l’ai peint en rouge, pour matérialiser l’importance du danger que tout contrevenant affronterait, s’il venait à briser le fil, ou simplement à se risquer à passer par-dessous, pour tenter de s’introduire ici.
Il ne faut plus qu’il y ait le moindre contact, je ne sais pas pourquoi ni pour combien de temps.
Je fais ce que j’ai à faire, c’est tout. Le territoire est désormais bien défendu, inattaquable.

Moi, je ne cherche pas le contact, de toute façon, je suis différent. Par exemple, il ne m’est jamais venu à l’idée de passer, je suis seulement là, immobile, en quelque sorte enchaîné à cette frontière, simplement témoin des choses. Ne comptez pas sur moi pour les vivre, les mouvements, les passages, le reste… moi, je me contente d’observer.
A force de rester là sans bouger, je me suis lentement desséché, parcheminé. Ma peau s’est recouverte peu à peu de lignes sinueuses, comme des barbelés, une carte de géographie personnelle. Je suis devenu sec, à l’intérieur comme à l’extérieur. Le pourcentage d’humidité en moi diminue de jour en jour. Je m’en suis aperçu hier : je n’avais plus de larmes. Ca avait déjà commencé la semaine dernière, au demeurant : il faisait extrêmement chaud, j’étais sorti couvert, je ne pouvais bien sûr pas quitter mon poste en plein soleil, et là, rien, pas la plus petite goutte de transpiration. Combien de temps vais-je tenir encore ?

Fait cette nuit encore le même rêve absurde. Je fais ma ronde de nuit et, dans le faisceau de ma torche, je m’aperçois que le papier s’est craquelé, le lubrifiant n’agit plus, le sparadrap se décolle, les cartes partent en lambeaux, livre d’images déchiré qui laisse échapper des héros blessés, le fil s’est déchiqueté en fragments sanguinolents. Il faut que je recouse le tout, mais pas moyen de retrouver les aiguilles. Il n’y a plus de sparadrap non plus. De plus, je suis enchaîné au fil. Le sol autour de moi est jonché de choses étranges, des restes d’yeux, des boudins désagrégés, d’étrons secs, des résidus variés de civilisation.

Combien de temps tout ceci va-t-il encore durer ?
Je pose cette question, mais ça ne sert à rien, j’en connais déjà la réponse.

Ne pas pouvoir réparer, c’est ça, la faute.
C’en est fini, je crois.

Christine C.