Destination : 96 , Mac Guffin littéraire


Abîme

A un moment de grande vacuité de mon existence, je pris la route pour la ville de X.

Je n'avais pas décidé mon départ. Il s'était fait, c'est tout.
Et maintenant, j'étais là, devant cet homme, qui ne semblait posté à l'entrée du désert que pour me renseigner.

Avant que j'aie eu le temps de lui poser la moindre question, il me dit, avec un geste vague vers l'est, marche tout droit environ un kilomètre, par là, et tu trouveras la frontière. Le poste de douane est désaffecté depuis longtemps, il n'en reste presque plus aucune trace, mais l'endroit est facilement reconnaissable, tu verras, tu ne peux pas te tromper. Il rajouta : nul doute que tu vas rencontrer ce que tu cherches.

Le tutoiement donnait à sa dernière phrase des allures d'oracle familier. Le soleil de plomb qui écrasait les reliefs et me brouillait la tête rajoutait à la situation une légère irréalité.
A vrai dire, je ne savais pas vraiment ce que je poursuivais. Seulement que je m'étais mis en route, à un moment où aucun projet ne me rattachait vraiment à la vie, et qu'il fallait que j'aille là, vers le soleil levant, mû par une histoire qui me dépassait.

Ca avait commencé par la découverte du carnet de bord de mon grand-père : marin - il avait passé le plus clair de sa carrière dans un sous-marin, où les distractions sont rares - il y consignait jour après jour ses réflexions quotidiennes, de la plus banale à la plus philosophique, ses obsessions aussi. Revenaient en boucle, de page en page, des questions sur un conseil que lui aurait donné son propre père : sa vérité se trouvait " précisément " aux confins de la ville de X., dans le désert, il devrait la chercher là, en se déplaçant vers l'orient.
Le carnet ne mentionnait pas s'il s'y était rendu, seulement que cette recommandation obscure le hantait. Je trouvais que ça ressemblait à une prophétie de bazar.
Mais je constatai un jour qu'elle avait graduellement fait son lit en moi.

Plus tard, beaucoup plus tard, c'était mon heure, sans doute, je pris la route pour la ville de X.
J'en étais là.
Je m'éloignai lentement, plongé dans une certaine perplexité. A la lecture du carnet, j'avais automatiquement traduit " confins " par frontière, mais les cartes que j'avais consultées n'en mentionnaient naturellement aucune. En effet, que faire d'une frontière en plein désert, surtout au sein d'un même pays ?
Les propos de l'homme confirmaient mon interprétation, achevant de m'intriguer.

Je marchai un temps qui me parut long : il m'était difficile d'aller tout droit en l'absence de route. Je m'y appliquais cependant de mon mieux, il avait bien dit tout droit, mais il n'y avait aucune trace visible sur le sol susceptible de m'aider, comme si j'étais le premier à le fouler. Le soleil au zénith empêchait tout repérage précis. Cherchant des indices, j'avançais en regardant mes pieds, et c'était comme si je ne les avais jamais vus.

Au bout d'un moment, je relevai la tête. Devant moi, à quelques dizaines de mètres, se dressait un mur, assez haut pour sembler boucher l'horizon, assez long pour paraître sans fin. Aucune porte, aucun passage en vue, non, seulement un mur. Un simple mur.

Je m'approchai : jamais je n'en avais vu de cette couleur. J'essayai de réfléchir à l'étrangeté de sa présence dans ce no man's land : qui l'avait bâti ? pourquoi ? était-ce là la frontière que je cherchais depuis toujours ? et si c'était elle, "ma" frontière, quels mondes séparait-elle ? en définitive, n'y a-t-il pas de la vanité à vouloir toujours pénétrer le sens des choses ?
L'écho lointain de la prophétie de l'aïeul créait en moi un infime tremblement, incontrôlable.

De fait, je ne parvins pas à me concentrer longtemps sur ces questions, je me sentis comme aspiré dans la contemplation de son bleu profond, une gamme infinie de nuances entre nuit et indigo, avec des fulgurances céruléennes, aux vibrations palpables. Elles me semblaient répondre à mon frisson intérieur en de mystérieux bruissements.

Des formes étaient gravées dans la matière, sans doute par la pluie et le soleil mêlés, rêveuses arabesques dont je me pris à suivre les contours avec fascination. A certains endroits, la teinte se faisait plus brutale, comme si une main avait voulu y superposer des couches de pigment pur, atteignant un absolu de la violence.
Je me mis à regarder fixement un de ces endroits, où le bleu était tellement sombre qu'il en paraissait presque obscur et changeant. Exactement couleur fond d'océan, me dis-je, certes, je n'y ai jamais plongé, mais qu'importe, je savais que c'en était la teinte exacte. Cela me ramenait à mon grand-père, n'était-ce pas pour lui, au fond, que j'étais venu à X. ? Puis, retournant au mur, j'en absorbai le grain dans mes paumes, je comblai mes pupilles de sa teinte pure, j'évoquai encore mon grand-père.

A ce moment-là, je m'aperçus qu'on était passé sans rupture du midi brûlant à cette heure tardive, juste avant chien et loup, quand le ciel se décompose en variations de bleu à la limite du violet déliquescent.

Continuant à m'abîmer dans une contemplation fascinée, il me vint soudain à l'esprit une idée étrange, qui me parut naturelle : j'étais en train de dévisager un être cher, ma place était là, juste là.
Mon travail dans ce monde consisterait désormais seulement à m'absorber dans cette unique tâche, dans ce lieu précis, à fondre sans fin mon regard dans la profondeur de ce mur.
A l'endroit que je regardais se dessinait une minuscule fissure, ligne irrégulière, d'une teinte plus foncée encore. Je suivais fébrilement cette lézarde, en un aller retour captivé, encore enivré par la brutalité des pigments.

Plus tard, beaucoup plus tard, j'eus la sensation violente de sombrer dans un gouffre de cobalt, devenu moi-même vibration indigo, marin perdu dans un tourbillon d'outremer. Perdu, enfin…

Devenu mur bleu, à mon tour, dans la ville de X., aux confins de moi-même…

Christine C.