Destination : 99 , La casquette sous le palmier
Bleu orage
C’est un dimanche après-midi, le temps s’étire, morne. Elle se balance dans son rocking, inexplicablement mélancolique. Pour se jouer de son ennui, elle ouvre un tiroir, y attrape au hasard un carnet. Tiens, le carnet d’adresses de ses vingt ans !
Elle le feuillette d’une main distraite, un peu étonnée par cette longue suite de noms qui ont constitué une partie de sa vie à ce moment-là. A l’époque, elle rajoutait à côté de chacun une indication, au début pour différencier entre eux les nombreux Michel ou Patricia, puis, parce qu’elle aimait cette personnalisation. Malgré ça, elle constate que beaucoup sont sortis de son existence comme de sa mémoire, comme s’ils n’y avaient jamais séjourné.
Aldo (tango), Michel (rigolo), Mireille (gym), Nina (ananar), Patricia (échevelée au milieu des tempêtes), Patrick (ptit mystic), Paul (chevelu poète), Fred (ô combien de marins !), Sylvie (vendanges)… elle parcourt ces noms sans plus y accoler la moindre image, le plus petit souvenir.
A la page des V, soudain, une bouffée d’émotion la saisit, à croiser Victor (Stormy weather). Elle lit et relit ce nom, celui de « son » Victor. Elle sait bien qu’elle ne feuilletait « au hasard » que pour tomber sur son nom à lui.
Tout lui revient à la minute, mais rien n’a jamais disparu, en réalité : son émotion devant son sourire tendre, les entrechats agiles de ses mains swinguant sur le clavier, en écho à la danse en noir sur blanc, lente et syncopée, que ses paumes chaudes jouaient sur sa peau, le timbre de sa voix, doux, très grave et proche, son accent chantant, ses yeux attentifs qui la faisaient basculer …
Elle a vingt ans, elle suit des cours de croquis aux Beaux-Arts, elle a un long chemin à faire pour rentrer jusqu’à sa chambre de bonne, en portant son grand carton à dessins. Elle a pris l’habitude d’une halte dans un petit rade, à mi parcours, pour reposer son bras ankylosé par le poids du carton.
Elle y prend un petit ballon de rouge au comptoir, elle n’aime pas trop ça, mais c’est le moins cher et elle tire un peu le diable par la queue. Elle se juche sur un tabouret haut pour regarder les gens, elle écoute les bribes de conversations des clients, sans se fixer sur aucune, en repensant à ce qu’elle a réussi ou loupé dans ses dessins, et derrière, en arrière-fond, elle perçoit le pianiste plus qu’elle ne l’écoute. Rien que de la musique d’ameublement, elle aime ce que dit Satie à ce sujet.
Ce soir-là, le temps est à l’orage. Le ciel est d’un bleu profond, l’air électrique fait voler ses cheveux. Il a déjà plu, elle a dû protéger son carton tant bien que mal en y ficelant un plastique. Elle, en revanche, est complètement trempée. Elle commande un rhum, tant pis pour l’argent.
Le pianiste est un remplaçant, elle ne l’a jamais vu, un Noir superbe, avec des traits d’une finesse extrême. Il joue et chante en même temps et elle l’écoute, d’emblée fascinée et conquise, elle n’entend plus les conversations, rien que la ligne délicate des deux mélodies qu’il déploie lentement, contrepoint parfait du piano et du chant.
Il chante « Stormy weather », d’une voix à peine esquissée. Elle n’a jamais entendu ce standard avant. Aujourd’hui, trente ans après, elle peut encore le fredonner, ses paroles sont restées gravées dans sa mémoire. Malgré leur sens, ça la plonge instantanément dans un état flottant, très nostalgique, mais infiniment heureux.
Don't know why / There's no sun up in the sky / Stormy weather / Since my man and I ain't together / Keeps raining all the time
…
When he went away / The blues walked in and met me / If he stays away /Old rocking chair's will get me
…
Lui murmure ces paroles comme si c’était les siennes, et ce sont les siennes, en réalité, ce soir-là, comme les suivants, il est triste à crever, comme si le soleil ne devait plus jamais briller pour lui, comme s’il était condamné à cuver son blues à la mood indigo dans un rocking chair. Elle trouve à son visage une expression émouvante, elle a immédiatement envie de le prendre dans ses bras. Pour que le temps ne soit plus, « all the time », à la pluie.
Au lieu de ça, elle sort son carnet, elle fixe ses traits en quelques lignes concises. Elle est contente de ce portrait, elle a réussi à saisir le chagrin qui l’habite.
Puis, elle se lève, s’avance vers lui, plonge son regard dans le bleu orage de ses yeux, s’accoude au piano, lui sourit sans rien dire. Et le lendemain, et le surlendemain encore.
Jusqu’à ce que tout se passe comme ça doit se passer.
Elle parvient à transformer, au fil des mois, cette chanson triste en quelque chose d’extrêmement gai, comme si cette musique était un endroit, rien qu’à eux deux, le lieu impalpable mais bien réel de leur union éblouie, le symbole de la peine envolée.
Un jour, elle le quitte, ou c’est lui, ou alors c’est « la vie qui sépare ceux qui s’aiment… tout doucement, sans faire de bruit ».
Et elle est là, maintenant, dans son salon, un dimanche de pluie, encore doucement chavirée d’amour, même trente ans après.
Elle se lève, mets la version d’Ella sur le tourne-disque, elle a encore le vieux vinyl de l’époque, autant de craquement que de notes, surtout sur ce titre. Elle se rassied dans le rocking, elle est émue, elle regarde le croquis accroché au mur. Curieusement, elle a la sensation de ne pas être seule. Elle est là, assise contre Victor, il l’entoure doucement de ses bras, elle est infiniment heureuse. Etrangement, elle n’a jamais perdu le fil avec lui. L’avoir connu lui a donné de la force. Il l’a accompagnée tout du long de sa vie. D’ailleurs, les gens et les choses ont-ils toujours besoin d’être là pour être en nous, avec nous ?
Elle fredonne, en même temps qu’Ella. Elle y superpose sans peine la voix de Victor. Elle aime cette musique, vraiment.
Un peu plus tard, elle se lève. Le disque s’est tu. Il lui faut sortir de sa léthargie, son fils ne va plus tarder. Ca fait un grand moment qu’elle ne l’a pas vu. C’est un homme maintenant, il vit loin.
Elle lui prépare son plat préféré, des aubergines à la parmesane. L’orage gronde, mais elle se sent bien.
Quand ils s’installent au salon, après le repas, pour boire un rhum ensemble - maintenant, elle en a les moyens -, il jette un coup d’œil au disque sur la platine en passant.
Il rit : « Ah, tu as encore écouté Stormy weather sans moi ? C’est dommage…».
Il rit encore.
Elle l’interroge. Qu’est-ce que ça a de drôle, franchement ?
Il lui raconte alors un secret de son enfance. Il ne le lui a jamais dit, mais lui et son frère en avaient fait un signal. Quand ils entendaient leur mère mettre ce morceau, ils savaient qu’elle l’écouterait en boucle et qu’ils pouvaient faire ce qu’ils voulaient, sans aucun contrôle. Qu’elle était ailleurs.
Il lui raconte un certain nombre de bêtises impunies qu’ils ont faites sur ce fond musical, la fois où… et aussi celle où… « mais si, tu ne te souviens pas ? » Il rit beaucoup.
Non, elle ne se souvient de rien, à part de son Victor et de sa nostalgie.
Il est étonné, son fils, il insiste.
« Tu ne vas pas me dire que tu n’as jamais remarqué, non plus, la tête que faisait papa quand tu mettais ce disque ? »
« Oh, si, mais c’est normal, ton père n’a jamais aimé le jazz. Il a toujours été plutôt classique dans ses goûts… »
« Comment peux-tu dire une chose pareille ? Papa adorait le jazz, au contraire. Je suis allé des tas de fois avec lui au Hot Brass, comment, ça non plus tu ne te le rappelles pas ? Non, c’est juste ce titre-là qu’il détestait… je ne sais pas pourquoi.»
Encore un éclat de rire, mêlé au tonnerre.
Stormy wheather…