Destination : 12 , Affligeantes banalités!


Le miroir aux alouettes

- Bonjour, je suis un peu perdu et il fait déjà sombre. Est-ce que je suis bien sur la route de Soliluz ?

- Oui, c'est encore assez loin. Au prochain carrefour, tournez à droite, poursuivez dans cette direction pendant une vingtaine de kms, puis vous verrez un panneau indiquant Lange. Vous empruntez cette voie et à la sortie du village, vous obliquerez encore à droite. A cet endroit, il vous reste une trentaine de kms à parcourir.


- Merci, je devrais y être avant la nuit.



- Oh ! de toute façon, c'est bien éclairé, ne craignez rien.



- Merci de votre gentillesse.



- De rien. Vous verrez, c'est une ville moderne, accueillante. J'y habite, je peux vous en parler savamment. Je vais à la capitale régionale pour essayer de faire entendre la voix de Soliluciens au Conseil et de convaincre les autres de suivre notre exemple.



- Bonne chance alors.



- A vous aussi, au plaisir de vous rencontrer chez nous.



- D'accord, au revoir.



J'étais trop épuisé pour poursuivre. Je fis donc halte à la première auberge venue. Le lendemain matin, reposé, prêt à jouir de toutes les beautés de la ville, je réglai et partis très vite, sans me restaurer ni m'étendre en palabres inutiles, tant j'étais impatient d'atteindre mon but et de réaliser un rêve si cher.



J'arrivai par l'est à l'aube éclatante en vue de Soliluz, qui renvoyait loin, très loin, les scintillements du soleil. J'entrais dans cette ville où ne pénétrait aucun véhicule, où les allées rayonnaient en étoile vers le coeur de la cité.



Comment vous décrire les édifices élancés et lumineux s'élevant à la conquête du ciel ? Comment exprimer ma fascination devant les mille feux des fenêtres ? Comment vous faire partager mon émerveillement devant la clarté brillante des parois derrière lesquelles évoluaient des femmes à la pureté de colombe et des hommes droits comme la croix ? Comment ne pas aimer ces enfants rondelets dont les joues se gonflaient comme celles des angelots ? Jusqu'à la cloche qui tintait d'un son cristallin pour rappeler au voyageur le fragile matériau dont était formée la ville.



Vous allez peut-être douter de moi si je vous conte l'harmonie qui régnait à Soliluz, la virginité des parterres où poussaient les lys, la limpidité de l'eau dans les coupes, la blancheur des vêtements, les habitants se tendant la main en se croisant en silence pour ne pas déranger les autres passants, dévoilant leur âme tout entière dans ce geste. "Vois en moi et je verrai en toi" semblait dire leur regard de verre. J'étais là bouche bée, bras ballants, subjugué, comblé.



Pour continuer à explorer cette belle inconnue, je jetai mon dévolu sur un véhicule lent et aérien, un des tapis mécaniques clos d'un arceau translucide qui tenaient lieu de trottoir et présentaient des sorties latérales régulières. Je pus visiter ainsi les domiciles du rez-de-chaussée que les rais du soleil n'atteignaient pas directement, sans y avoir été invité. Je changeai régulièrement de tapis pour avoir une connaissance approfondie de ce lieu que, dans le monde d'où je viens, l'on qualifierait d'expérimental. Je constatai que l'ameublement, les commodités de la vie quotidienne étaient partout identiques et dans la mesure du possible transparents et que l'usage des rideaux y était étranger. J'arrivai enfin devant ce qu'il me serait difficile dans ma langue de dépeindre autrement que comme un gigantesque jet de lumière vers le firmament, un immense vaisseau luisant sous les faisceaux, une grandiose cathédrale de glace (bien que l'aisance dans le maniement des mots me fasse défaut pour dépeindre l'indéfinissable, l'indéchiffrable, l'inaccessible), vers laquelle convergeaient toutes les branches de l'étoile et toutes les files de Soliluciens. Les artistes de Soliluz ont déployé des trésors de sensibilité et d'amour, pensais-je, ébloui.



Je m'apprêtais à entrer parmi les fidèles. Or, j'ai omis de vous signaler que j'avais le dos voûté et que j'étais vêtu de toile bise ; moi, l'intrus, je fus rejeté. Ma déception, mon irritation, mon angoisse m'incitèrent à fuir cet endroit cruel. Plus pressé qu'à l'aube, je fus même obligé de m'aventurer dans les entrailles obscures de cette mégalopole pour rallier le ponant.



Une fois la porte de Soliluz franchie, je rencontrai un homme qui changeait de chemise. Le geste me parut si singulier et mon besoin d'échange si fort que je le questionnai. Je compris combien je m'étais fourvoyé et quelle était ma naïveté. J'ose à peine vous narrer ce qu'il me confia. Sachez seulement que c'était sa seconde visite et qu'il recherchait sa fille. Un esprit inventif hors du commun lui avait ouvert le temple dont il avait réussi à déjouer tous les pièges. Il avait cheminé aux côtés de ceux qui défilent sans cesse dans le labyrinthe de cristal, qui se heurtent et s'égarent et n'accèdent à l'autel du sacrifice qu'à l'heure de Vérité. Apprenez que cette heure est définie pour chacun d'eux par celui qui vit dans ce temple, protégé des regards indiscrets, un homme avachi et libidineux que les gens de Soliluz disent issu de la céleste union de Soleil et de Lumière.

Danile