Destination : 65 , Déclic
Madame de
« Encore à rêvasser » dit ma mère. Non, j’étais tout simplement triste. Depuis la veille j’étais veuve, veuve à neuf ans. Un certain Lee Harvey Oswald avait tué mon espoir : celui de devenir la femme de John Kennedy. Je ne savais pourquoi, le clan Kennedy me fascinait. Je me documentais sur tout ce qui les concernait. J’aurais aimé en être l’un des membres, être connue et reconnue par le monde entier. Ma période de deuil s’arrêta vite quand je me rendis compte que John avait un frère aussi séduisant que lui : Bob. Je séchai vite mes larmes et rêvai illico de devenir sa compagne. J’écoutai les grands en parler, lui aussi allait devenir président. Je tombai sous son charme. Le fait qu’il fut marié ne me dérangeait pas, le divorce, ce n’est pas fait pour les chiens ! Je m’imaginais déjà en couverture des magazines comme Jackie qui avait si fière allure. A la Maison Blanche, j’aurais été une maîtresse de maison parfaite. Aidée de mon cuisinier français, j’aurais mis les petits plats dans les grands pour satisfaire nos hôtes. J’aurais voyagé partout dans le monde, j’aurais été riche et admirée.
Je préparais ce brillant avenir. En douce je m’essayais à l’Anglais en empruntant les manuels scolaires de mes aînés. Il me fallait maîtriser cette langue parfaitement. Je tentais d’avoir un port de reine en déambulant droite comme un i, livres juchés sur la tête, le long du couloir de la maison. Quand ma mère avait le dos tourné je me précipitais dans sa chambre pour revêtir ses robes et chausser ses talons hauts, puis je recommençais mes exercices de maintien. Je m’entraînais à descendre les escaliers sans me tordre la cheville. J’étais en but aux moqueries de mes aînés mais que savaient-ils de mon grand projet ? Rien, je n’osais pas le leur dire car au fond de moi j’avais honte d’avoir de telles idées. Quand je serai la Première Dame, comptez sur moi pour leur rappeler leurs railleries.
La polyandrie ne me faisait pas peur puisque dans le même temps je rêvais aussi d’être aimée de personnalités du monde du spectacle et parmi elles Claude François. C’est très curieux car je n’appréciais pas ce qu’il chantait, je le trouvais trop petit, pas très beau mais sa notoriété me le rendait désirable. Je fermais les yeux et j’imaginais les milliers de regards des fans emplis de jalousie à mon égard. Et oui, j’étais l’élue !
Vous aurez remarqué que j’avais bien mal choisi les objets de mes fantasmes enfantins : ils ont tous disparus de mort violente bien avant que j’aie pu mettre en œuvre la phase de séduction indispensable à mes projets.
Qu’aurait dit ma mère si un jour je lui avais annoncé que j’allais me marier avec le futur président des Américains? Je ne crois pas qu’elle aurait apprécié. Se voir projeter ainsi sur le devant de la scène médiatique, cela ne lui aurait pas plu. Et puis, elle n’apprécie guère les Etats-Unis. C’est si loin. Pour y aller il faut prendre l’avion, moyen de transport qu’elle déteste. Elle éviterait de venir me voir : l’apparat et elle, ça fait deux. Quant à mon frère chirurgien, je ne l’aurais vu qu’à la faveur d’hypothétiques congrès à New York. Qu’en aurait-il été de mon autre frère clochard. Au milieu du salon ovale, il aurait fait tâche. Serais-je alors heureuse sans les miens à côté de moi ? Je crains fort que non.
Je ne suis pas devenue la première femme des Etats-Unis, je vis anonymement entre mari et enfants et finalement c’est aussi bien ainsi.