Destination : 8 , Narcisses !


Elle effeuilla la marguerite

Ils sont tous réunis autour de la longue table nappée. Devant chacun des assiettes en porcelaine de Limoges, les dominant, le verre à vin et celui pour l'eau en cristal de Baccarat, de chaque côté les couverts en argent gravés à mes initiales.

On peut dire que pour mon repas de funérailles je n'ai pas lésiné sur la présentation, ni sur les victuailles d'ailleurs.



Si je suis mort comment puis-je voir les convives ?

Le plus simplement du monde : je me suis réincarnée en marguerite blanche, de belle taille et je me tiens bien droite, fièrement, au centre d'un bouquet avec quelques compagnes dans un extravagant vase "art déco" posé au bout de la table.



"Des marguerites c'est d'un commun ! Je croyais qu'on avait décidé de bannir les fleurs pour son enterrement. D'ailleurs il les détestait, comme il détestait les animaux et les enfants. Un cœur de pierre."

"C'est la bonne qui a tenu à fleurir la table. Incroyablement elle avait de la sympathie pour lui, pourtant il la faisait trimer comme une mule"

"L'attachement des pauvres aux riches c'est pathétique !"

"Il l'humiliait sans cesse. Vous rappelez-vous : "Alizée vous puez ! Vaporisez un peu de senteur lorsque vous quitterez la pièce."

"Quant on ne supporte pas l'odeur des gens de couleurs on ne les embauche pas. Nous avons assez de filles simples de notre race qui auraient fait l'affaire".

"Sans doute mais pas au salaire qu'il offrait. Un pingre de première, chipotant sur la moindre dépense."

"Un avare de la pire espèce. Rappelez-vous Edouard lorsque nous lui avons demandé un tout petit prêt pour étendre le domaine viticole. Bien entendu on lui offrait une part des bénéfices. Il a éclaté d'un rire méchant qui a fait vibrer le lustre vénitien du salon - "Je suis tellement riche que je pourrais acheter tous les vignobles du Val de Loire. Faire arracher les pieds et semer ce qui me ferait plaisir ! - Un sadique voilà ce qu'il était ! Il nous a mis à la porte comme des chiens galeux"

"Oui, mais comme des chiens vous êtes revenus le voir dès qu'il a appelé"

"Comment faire autrement il nous faisait chanter … "

"Vous aussi ! Que tous ceux que ce monstre faisait chanter lève la main. Seigneur ! Et nous assistons sagement à son repas de funérailles."



Et voilà, ils font une vraie mine d'enterrement. Leur nez plonge dans leur ravissante assiette. Ils ne savent pas encore que j'ai fait disparaître ce qui les compromettait. Leur réputation est sauve mais ils n'auront pas un sou.

J'ai légué la totalité de mes biens à Alizée, c'est cœur pur. Elle le méritait.

Mais voici qu'elle s'approche discrètement du bouquet, me saisit et murmure en m'effeuillant (que je souffre!) : il m'a aimé un peu, beaucoup …



FIN

EVELYNE W