Destination : 159 , Polyphonies


L'étrangère

Ce fut Léonie qui la vit la première. Masquée par les rideaux de dentelle suspendus aux fenêtres de sa salle à manger, elle regarda s'avancer cette femme qu'elle ne connaissait pas. Plus que son apparence, son allure l'intrigua. Brune, élancée, vêtue simplement d'une robe imprimé foncé et de chaussures confortables, l'inconnue marchait d'un pas régulier sur la route déserte desservant le hameau. Une petite valise en toile à la main et un sac fourre-tout à l'épaule complétait sa tenue. Ses pas la conduisirent bientôt devant la maison de l'aïeule mais, sans même remarquer le pan de dentelle largement relevé, la jeune femme la dépassa. Plus intriguée que jamais, Léonie ouvrit sa fenêtre en grand et s'y accouda. Il fallait qu'elle sache...



Ce fut son chien qui avertit Yolande. Devenu peureux depuis son accrochage par une motocyclette, il se mit à gémir en voyant la silhouette étrangère et partit se réfugier derrière un fauteuil. Curieuse, la vieille femme s'avança par la porte grande ouverte comme tous les après-midi et sursauta presque à la vue de l'intruse. Celle-ci ne marqua pas le moindre arrêt, ni même de l'intérêt. Le regard fixé droit devant elle, elle avançait comme prisonnière d'une chape de plomb. La lourdeur de ces pas choqua Yolande et il lui apparut clairement que le bagage à lui seul n'en était pas la cause. Fébrile, elle partit chercher son mari, bricoleur invétéré officiant actuellement dans la cour, pour l'aviser au plus tôt du mouvement inattendu dont elle était témoin...



Bien qu'il soit dur d'oreilles, certaines fois plus que d'autres pour son propre confort, René n'avait rien perdu du passage inhabituel. La tristesse incroyable vainement dissimulée sous un masque figé ne lui échappa aucunement. Il sentait ces choses-là, René, héritage d'une guerre terrifiante qui avait marqué son âme. Délaissant ses outils, il fit les quelques pas qui le séparaient de la route, voie sans issue qui concluait sa course par une bâtisse demeurée fermée depuis des années. Fixant la fragile mais fière silhouette, il s'interrogea quand à sa probable destination : le hameau n'était pas si grand. Un mouvement le fit se retourner. Yolande et Léonie, amies et commères invétérées, se tenaient à ses côtés et échangeaient, au milieu même du passage, leurs impressions personnelles sur l'évènement en cours...



Elle ne voyait rien, n'entendait rien. Inexorablement, elle avançait. Cramponnant son pauvre bagage d'une main ferme, elle allait au devant d'une page de son existence. La pire de toutes. Celle qu'on lui avait cachée. Pour la protéger. Pour la sauver. C'est tout ce qu'elle avait retenu des explications désordonnées qu'on lui avait donné pour la dissuader de faire le voyage. Mais voilà : il y avait les lettres. Ces courriers trouvés dans une boîte métallique cachée scrupuleusement au fond d'un bahut oublié dans une grange poussiéreuse. Ces lignes terribles, assassines, qui avaient remis en cause son équilibre même. Ici commençait sa vraie vie, sans secrets, sans interdits. Ici elle pourrait comprendre ou du moins s'expliquer les non-dits. Arrivée face à cette énorme bâtisse, elle s'arrêta un instant. De son sac, elle sortit une grosse clé, s'avança vers la porte et l'introduisit pour en ouvrir l'accès. Puis, sans rien sentir des regards qui ne la quittaient pas, elle entra...



LYDIE F