Destination : 159 , Polyphonies
28 Avril 1942
28 Avril 1942
Quelque part, en pleine campagne. Le soleil est haut dans le ciel, il n’est pas loin de midi.
Une maison haute, des champs autour.
11h45 : Engagement
Dans une chambre, à l’étage, la femme gémit. Cette douleur, elle la connait bien maintenant. Par deux fois déjà, son corps a donné la vie : deux filles, qui ont aujourd’hui une petite dizaine d’années. Aujourd’hui, elle espère voir naître un garçon, enfin un héritier, qui reprendrai le flambeau de la
terre…
La naissance sera longue, elle le sait. La douleur est encore lointaine, espacée et elle profite de ce répit pour engranger des forces. Ses souvenirs l’emportent loin de cette chambre, de ces femmes, voisines et amies qui sont accourues pour l’accompagner dans son travail.
Elle repart trois ans en arrière, elle revoit son mari, prêt à rejoindre son régiment. Elle revit l’angoisse qui l’avait alors étreinte, se souvenant de la perte de son père, presque 30 ans auparavant. Elle avait supplié Dieu de les épargner, de ne pas la laisser veuve, de ne pas faire deux orphelines, de le ramener sain et sauf à la maison.
Malgré son dégout des armes (il ne pouvait même pas chasser le lièvre ou la perdrix, comme le faisait les voisins) et sa conviction de l’égalité de tous les hommes, il était parti. Parce qu’on obéit à la loi, on accomplit son devoir et Dieu veille à protéger les siens. C’était comme ça, et personne ici n’avait même imaginé qu’on puisse discuter : il fallait défendre sa patrie, son pays, son honneur.
C’est comme pour l’enfantement, on ne discute pas la douleur des femmes. C’est comme ça, Margot le sait et accepte cette fatalité.
13h30 : Peur
Dans la cuisine au rez-de-chaussée, les secondes s’écoulent au rythme de l’horloge. La grand-mère va et vient, elle s’est occupé de tout aujourd’hui : le repas, la lessive et surtout des petites, effrayées par les gémissements de leur mère et le silence de leur père.
Lui est là, la tête entre ses mains. Il attend, tiraillé entre la fierté d’être à nouveau père et la peur d’un accident. Il attend, et cette inertie, loin de l’enrager, le replonge dans un autre lieu, il y a presque deux ans, où comme aujourd’hui, il avait fallu attendre en silence. Et faire taire la
peur.
Ce jour-là, il pleuvait des trombes d’eau et il se cachait sous un pont avec un compagnon de régiment. Sales, hébétés, épuisés, ils attendaient que le bruit des sabots des chevaux au-dessus de leur tête s’éloigne suffisamment pour sortir. C’était des soldats, de cela ils en étaient sur : ils avaient
reconnu le cliquetis des armes et les bruits des bottes. Il ne savait pas s’ils étaient français ou allemands, mais pour eux, cela ne changeait rien ou pas grand-chose : allemands, ils seraient fait prisonniers ; français, ils seraient fusillés.
Voilà cinq jours qu’ils étaient sur les routes : se cachant le jour et avançant la nuit. Cinq jours qu’ils s’étaient réveillés un matin, sur le front, pour s’apercevoir que l’Etat-Major était parti dans la nuit, les laissant eux, simples soldats, seuls devant l’ennemi. Que faire ? Rester ou partir ? Se sacrifier ou déserter ? Avec quelques autres, ils avaient choisi la fuite. Avec une seule idée en tête : rentrer à la maison.
Cela faisait donc cinq jours. Ils avaient depuis longtemps fini les maigres réserves de nourriture et maintenant ils vivaient de ce qu’ils trouvaient. Pour l’eau, pas de problèmes : il pleuvait sans discontinuer depuis deux jours. Pour manger, ils s’en sortaient plutôt bien, grâce à la dextérité de
son ami qui ne cachait plus ses qualités de braconnier.
Quand le silence revint, ils étaient restés encore de longues minutes sans bouger, pour ne prendre aucun risque. Puis ils avaient commencé à remonter vers la berge, et soudain, il avait glissé. Il était tombé à l’eau en criant et le courant l’avait tout de suite emporté. Bien sûr, comme beaucoup de
petits gars de la campagne, il ne savait pas nager. Il avait réussi à s’agripper à une branche et son compagnon l’avait sorti de l’eau. Epuisés, ils étaient restés là, se couchant dans les roseaux pour attendre le soir.
Il avait mis trois semaines, mais il avait réussi à rentrer chez lui. A son retour, il n’avait rien raconté, il avait simplement mangé une assiette de soupe et était parti dormir. Le lendemain, après 18h de sommeil, il s’était levé et était parti faire le tour des champs avec son père : les moissons n’allait pas tarder à commencer et la récolte s’annonçait bien. Il y aurait beaucoup de travail, d’autant qu’il faudrait aider la voisine : son mari était prisonnier en Allemagne.
Ulysse venait de finir son Odyssée.
15h45 : Colère
Devant la porte, profitant du soleil printanier, les fillettes jouent à la poupée. Elles savent que leur mère a commencé le travail, que l’enfant est sur le point d’arriver. La peur a maintenant fait place à l’excitation et elles attendent impatiemment de découvrir le bébé.
A l’étable, le grand-père s’occupe des bêtes. Mais lui aussi à l’esprit ailleurs, tourné vers sa belle-fille et cette naissance qui s’annonce. Plus que tous, c’est lui qui espère un garçon, afin d’assurer encore une fois la transmission de cette terre qu’il travaille jour après jour depuis quarante ans, comme son père et son grand-père et son arrière-grand-père avant lui.
Il repense à sa colère, lorsqu’il avait appris le sexe des deux ainées. Mais aujourd’hui, il y avait encore une chance…
Se remémorer sa colère fit naître en lui un curieux souvenir. C’était celui de son fils en colère, chose suffisamment rare pour ne pas être oubliée car, autant lui était autoritaire et colérique, autant son fils était patient et d’humeur égale.
Ce jour-là, il s’en souviendrait longtemps, ils étaient tous à table, en train de manger la soupe. Le fils était rentré de la guerre depuis quelques jours à peine. Ils écoutaient le poste radio quand un homme avait pris la parole, enjoignant chaque homme valide à prendre les armes pour continuer la
lutte. C’était un général dont il n’avait pas retenu le nom, et qui parlait depuis Londres. Son fils avait blêmi, il s’était levé d’un bond en renversant son couvert. Il était sorti furieux en hurlant « C’était donc là qu’ils étaient partis ? En nous laissant comme chair à canon, juste bons à ralentir l’armée allemande pour leur laisser le temps de gagner l’Angleterre ? Ils m’ont eu une fois, avec leurs beaux discours sur la patrie qu’il faut sauver ; pas cette fois ! »
17h15 : Espoir
Un grand cri, un silence qui semble durer une éternité, puis des pleurs.
La fenêtre et la porte de la chambre s’ouvrent en même temps : « C’est un garçon ! »
Ulysse lève la tête, il n’a pas quitté la cuisine.
Son père vient à lui et l’étreint vigoureusement pour le féliciter.
Les fillettes sautent au cou de leur grand-mère avec des cris de joies.
A l’étage, petit Pierre s’endort contre le sein de sa mère. Fourbue, endolorie, Margot caresse la tête de l’enfant et sombre dans un demi-sommeil. Enfin un garçon : elle n’aura pas à revivre la fatigue d’une grossesse, ni l’angoisse, ni les douleurs de l’enfantement.
Elle peut désormais se concentrer uniquement sur le bonheur d’être mère.
Epilogue :
Ulysse a tenu parole et n’a jamais rejoint les rangs de la Résistance.
Défenseur de l’égalité et de la fraternité, il a mis ses qualités d’humaniste au service des hommes de la campagne, devenant un des pionniers de l’assurance agricole, à l’époque où cela permettait avant tout de garantir son travail et la sécurité des familles.
Margot a par contre perdu sa promesse : en 1949 elle a mis au monde un dernier enfant, un autre garçon qui faillit mourir en contractant une pneumonie à l’âge d’un mois. L’arrivée de la pénicilline et le culot d’un médecin acceptant d’en prescrire à un nourrisson permirent de sauver Jean.
Ironie du sort, c’est ce garçon qui reprit le flambeau de la terre, Pierre étant plus doué pour la littérature que pour les travaux agricoles. Mais cela, le grand-père ne le sut jamais ; il était parti un peu trop tôt discuter avec ses ancêtres.
Ulysse n’a raconté son long voyage qu’une seule fois. C’était sur son lit de mort, à ses deux fils, en mars 1985. Il avait 80 ans.