Destination : 159 , Polyphonies
RESISTANCE ORDINAIRE
Le camion était garé au beau milieu de la petite place. Sa forme vieillotte, sa blancheur factice et sa démesurée croix rouge, maladroitement appliquée sur un côté, lui donnaient un air clownesque. Une jeep militaire l'avait précédé. Un homme en treillis avait braillé dans un porte-voix "Venez nombreux donner votre sang ! ".
Oscar, assit depuis six heures du matin sur les marches du foyer, qui acceptait les lèvres pincées de protéger ses sommeils agités, mais l'envoyait d'un bon coup de pied aux fesses vers la sortie le jour à peine levé, attendait que le camion ouvre ses portes. Il pourrait manger, boire un café chaud et peut-être recevoir, s'il donnait beaucoup de sang, un peu d'argent. A ses côtés sommeillait dans sa boite cabossée son bandonéon. "Toi, un premier prix de violon, jouer de cet instrument vulgaire !" Oscar avait raté sa carrière instrumentale, comme il avait raté sa vie en général. Pour se consoler, il s'était persuadé qu'il avait la poisse et il avait appris à jouer avec une facilité étonnante du bandonéon ce qui lui permettait de survivre.
Une voiture sombre, décorée de deux drapeaux miteux, se mit à tourner autour de la place endormie en diffusant à tue-tête des marches militaires.
Oscar réveilla avec tendresse et douceur son bandonéon, lui élargit lentement, amoureusement, la poitrine et se mit à jouer un tango mélancolique.
Milena, le coeur lourd, posa délicatement le capot sur le clavier. Comme d'habitude, elle venait de se délier les doigts avec la musique de Chopin. La journée débutait toujours par une "Polonaise" qui se transformait suivant son humeur. Ce matin la musique avait rapidement perdu sa vivacité, sa souplesse, pour traîner de notes en notes, s'appesantir et devenir une sorte de supplique poignante.
Milena aurai dû se marier dans trois mois.
A la frontière, il y avait eu d'abord incursions belliqueuses donc répliques musclées des fusils mitrailleurs, puis amassements de troupes donc positionnements de chars, enfin les tractations entre les deux pays, empoisonnées par la mauvaise foi, l'arrogance, l'esprit de revanche, le désir de folle puissance, s'enlisaient. Pourtant ces deux peuples se ressemblaient.
Milena aurait dû épouser, de l'autre côté de la frontière, Erik, pianiste comme elle, ils projetaient de monter des concerts à quatre mains. Ils auraient voyagés.
La frontière avait été bouclée. Les lettres d'Erik s'étaient faites rares puis Milena n'avait plus eu de nouvelles. "Ma chérie tu l'as échappé belle ! Tu aurais épousé un ennemi". Elle était si désemparée, si désespérée, si meurtrie qu'elle avait pu sourire en chassant une larme. Les propos imbéciles déclenchaient en elle une rage et une violence salutaire. Pour couvrir la musique militaire qui transperçait les vitrages, elle se remit au piano et joua avec force une pièce orageuse et vindicative de Beethoven.
Un infirmier ouvrit les portes du camion avec difficultés cela le fit jurer rageusement à tous les vents. Un chien sortit de nul part de mit à aboyer pour prévenir d'un danger hypothétique, d'autres chiens, angoissés, lui répondirent. Un tango s'éteignait. Des doigts furieux frappaient des touches de piano.
FIN