Destination : 163 , Au pays du soleil levant


LE TOURBILLON DE NARUTO

Je n'ai plus d'inspiration. Plus rien ne me pousse à prendre les pinceaux. Je regarde la toile blanche, de loin, de près, je la saisis, je la palpe, je la sens et rien, rien que ce vide blanc qui ne me regarde pas, qui ne m'appelle pas. J'ouvre les pots de couleurs, l'une d'elle va m'éclabousser les yeux ... rien. Je replace les couvercles. Je n'ose plus m'approcher de mes pinceaux, j'ai honte face à ses fidèles serviteurs.

Solange, mon épouse, se fait de plus en plus discrète, silencieuse. Mon impuissance la brise. Elle a abandonné le dialogue et n'ose plus la tendresse, elle sait bien que je rejetterais avec rage et méchanceté le moindre geste de compassion. Plus elle souffre pour moi et plus je la déteste.



Près de mon bol, ce matin, j'ai trouvé un petit mot "Naruto CHIBA, maître Zen japonais" suivait l'adresse. Solange avait écrit d'une main tremblante ce qui m'a retenu de transformer en boulette et de jeter son message. Puisque je n'avais rien à faire, je décidais, en riant méchamment intérieurement, de me présenter à un maître Zen, ce qui devait valoir largement une cartomancienne.

Je croisais l'homme alors qu'il s'apprêtait à sortir. Son visage rond et souriant, ses yeux plissés qui modulait un regard vif, perçant et malicieux m'agacèrent immédiatement. "Vous vouliez me dire quelque chose ?" Il parlait doucement avec un léger accent. "Je ne sais pas. C'est mon épouse Solange qui ..." Il m'interrompit "Oui, Solange ! Elle fait de gros progrès en calligraphie" J'étais éberlué "Solange de la calligraphie, mais elle ne sait ni coudre ni faire la cuisine !" Il sourit et je ne vis plus son regard. "Je ne sais pourquoi mais je lâchais brusquement "Je ne peins plus depuis six mois. Je deviens fou". Il me regarda profondément, remit sa clef dans la serrure "Restez là" Il disparu dans son appartement et revint avec un tube de carton de couleur rouge. "Voilà. Je vous prête cette estampe. Copiez, copiez, copiez la sans abandonner jour et nuit s'il le faut. Copiez en vous en crever les yeux. Dès que vous ressentez quelque chose, venez me raconter." J'étais outré. "Mais monsieur je ne suis pas un étudiant en peinture, je suis un peintre reconnu !" Il éclata d'un rire puissant. "Merci pour ce bon rire, je vais passer une excellente journée" Il me tapa sur l'épaule et disparu dans l'escalier me laissant seul, hébété, avec mon tube de carton rouge dans la main.



Je déroulais l'estampe. Le premier plan était occupé par la prodigieuse spirale d'un tourbillon. Un peu plus loin des vagues furieuses écrasaient leurs griffes contre des rochers. Tout au fond une montagne rougissait. Des grues blanches stylisées traversaient le peu d'espace réservé au ciel. Le bleu de Prusse régnait, les tons gris et brun clair le flattait. Le blanc de l'écume et des nuages était celui du papier. Je connaissais cette œuvre, c'était celle du peintre japonais HIROSHIGE. Voilà donc ce qui devait me redonner l'inspiration. J'étais découragé. Copier mille fois, comme un élève puni, ce tourbillon et la lutte des vagues contre les pics des rochers. Me souvenant que la pauvre Solange se débattait avec des signes auxquels elle ne comprenait rien et des pinceaux lourds d'encre de chine, Je décidais de relever le défi. J'étalais par terre une grande feuille de papier, pris un fusain et débutais les premiers contours.

Combien de fois ai-je copié l'estampe ? Je ne sais plus mais le jour où j'ai appliqué le bleu de Prusse le tourbillon m'a entraîné. Il attendait cet instant pour me happer, me dissoudre. Je tournoyais avec lui. J'étais devenu mouvance, force liquide. Je me perdais, je descendais, je disparaissais peu à peu et soudain à l'instant où j'allais mourir j'ai vu au fond de la spirale mon visage. Un visage paysage, un visage univers. Alors, vacillant, je suis allé vers la toile. J'ai placé un miroir. Je me suis assis et j'ai débuté un autoportrait.



Grâce au Maître Naruto CHIBA j'avais enfin reçu une parcelle de l'instantanéité, de l'immuabilité, de l'éphémère, de la permanence du monde dans lequel je vivais.

Je pouvais enfin approcher mon image avec les pinceaux de la vérité.





"Mon reflet tremble.

Le vent souffle sur les eaux.

Un oiseau rêve.



Je suis un passant.

Un mur de pierre résiste,

Mais le lierre l'enserre.



N'être que nuage.

Abandonner son ombre.

Mais je suis racine.



Le vieil homme chemine.

L'enfant éveille le printemps.

J'ai saisi ta main.



FIN

EVELYNE W