Destination : 147 , Journal malade
Petite étoile
Petite étoile
Jour 1
Au départ, ce n’était qu’un jeu. Elle se délectait de ces instants volés à la nuit. Elle se levait sans bruit toute légère et gaie. Elle ne devait réveiller ni son frère, ni sa sœur qui dormaient à ses côtés. Elle connaissait chaque recoin de la chambre. Puis longer le couloir, passer devant le repère de ses parents, frôler la porte et sentir son cœur battre. Oui, elle osait franchir cette zone. Elle arrivait alors à la cuisine où le frigo semblait être un véritable trésor. Mais il ne fallait pas baisser sa vigilance, elle picorait donc sans finir les paquets. Elle zappait la nourriture, du sucré au salé. Et surtout manger dans le plus grand silence, son secret.
Jour 30
Puis vint un jour où elle ne supporta plus les odeurs. Sa mère qui passait un temps incroyable à cuisiner. La vue du beurre, de l’huile, toutes ces matières remplies de gras, lui soulevaient le cœur. Elle se sentait nauséeuse. Ses parents ne comprenaient pas pourquoi à table, elle ne finissait jamais son assiette. Elle prétextait alors un devoir important, des révisions, et s’éclipsait dans sa chambre. Affalée sur les coussins du vieux canapé, elle passait des heures avec ses copines du collège, plus fines les unes que les autres. C’était leur tanière, elles s’y auscultaient, échangeaient leurs fringues, parlaient régimes.
Jour 50
Les jours, les semaines, les mois s’égrenaient et elle se levait toujours la nuit. Mais ce n’était plus un jeu. C’était devenu un cauchemar, son cauchemar éveillé. Elle ne picorait plus, elle se remplissait, elle n’arrivait plus à se contrôler. S’empiffrer encore et encore pour ne plus ressentir le vide, s’apaiser. Et puis ensuite, elle allait se faire vomir les doigts bien enfoncés au fond de sa gorge. Elle se dégoûtait. Elle n’était plus qu’un ventre, un appel à remplir puis à vider.
Jour 70
Enfin ! Ses parents avaient compris. Ils en avaient mis du temps et leurs réactions la sidéraient. Son père lui avait dit qu’elle n’était qu’une « petite conne trop gâtée ! ». Ça, elle le savait. Elle pourrissait de l’intérieur. Il lui interdisait l’accès à la cuisine mais heureusement, il était souvent absent et dormait mieux qu’un loir. Et sa mère devenait chaque jour plus mielleuse, plus enveloppante, plus dégoulinante d’amour maternel. Et elle ne la supportait plus.
Jour 120
Les cycles l’enchaînaient entre la cuisine et les toilettes. Son seul apaisement était de se regarder dans le miroir. La peau semblait translucide, tendue au-dessus des os. Elle se trouvait belle. Chaque jour, elle scrutait la balance avec bonheur. Ses copines ne pouvaient plus la suivre. Elle était la plus forte, enfin la plus fine.
Jour 200
Sa mère l’avait menée de force chez ce médecin, un psy quelque chose. Elle le regardait. « Il était gros et gras. Comment pouvait-il rentrer dans ses vêtements ? » Elle écoutait cette voix d’homme, grave et chaude, et se laissait border par ses paroles. Elle n’en comprenait pas le sens, plus la force. Parfois elle croisait son regard bienveillant, mais elle hésitait, que lui dire ? Elle s’éloignait peu à peu.
Jour 458
Hospitalisée dans un univers blanc et froid, elle se regardait, chose minuscule dans ce lit carcéral. Elle avait froid, elle sentait la peur ramper dans son dos. Elle était branchée sur des appareils et des aiguilles s’enfonçaient au cœur de ses bras frêles pour la gaver. Elle voulait vomir mais ne pouvait plus. Alors, dès qu’elle s’en sentait la force, elle arrachait tous ces fils, ces tubes qui lui laissaient des marques bleues sur les bras. Et cette odeur aseptisée, sans vie, qui l’écœurait encore. Comment lui échapper, ne plus rien sentir ?
Jour 632
En ce soir de noël, elle n’entendrait pas son jeune frère. Il regarderait intensément le ciel et du haut de ses cinq ans, en pointant la main en l’air, il dirait : « Ma sœur, elle est là, c’est elle ! C’est la petite étoile là-bas, la plus petite ! »