Destination : 173 , Ailleurs si j'y suis


LE VRAI SUJET DU TABLEAU

Destination 173



BONNARD : Nappe à carreaux (1910)



LE VRAI SUJET DU TABLEAU



La nappe pérore, s'étale, s'étend, envahit l'espace de carrés rouges en carrés blancs :

- Le sujet c'est moi, naturellement ! Je représente la vie campagnarde, la simplicité, la modestie. Voyez on a posé sur moi de la grossière faïence blanche et une serviette de table emprisonnée dans un rond de métal ordinaire que le vif de mon rouge fait rosir. Je suis l'habit heureux des tables de cuisine. Celle que l'on déploie sur l'herbe en riant et en chantant. Je suis le vrai sujet du tableau !



Marthe tourne et retourne entre les doigts de sa main droite le morceau de sucre qu'elle a saisi du sucrier ventru.

- Le sujet c'est moi, hélas ! Modèle unique de mon mari de peintre. Je l'obsède. Nue, habillée, couchée, assise, proche, lointaine, cachée, immergée, révélée, je figure dans tous ses tableaux. Je ne sais plus qui je suis, il m'a tant emprisonnée dans ses toiles. Je suis si fatiguée de n'être qu'un sujet de peinture. Ma raison s'effiloche tandis que je prends la pose. Je suis ce morceau de sucre qui s'effrite entre mes doigts. Que peindra t-il lorsque je ne serai plus que poussière éparpillée au vent ?



Le chien de Marthe est un Berger d'Anatolie noir. Même assis sagement sur son derrière, il est impressionnant. Il regarde fixement, avidement, l'oeil brillant, le morceau de sucre qui danse entre les doigts de sa maîtresse.

- Le sujet c'est moi, et je m'en fiche bien. Je voudrais tellement croquer ce morceau de sucre. Cela ferait un petit bruit sec sous mes dents et fondrait en petit ruisseau de plaisir sur ma langue rose. Comme je saliverais. Mais elle ne me regarde pas. Elle fixe le morceau de sucre, l'égratigne, le presse, l'écrase et moi ! Marthe ! Je t'en supplie lance le, il est encore temps. Tu peux me donner tant de joie.



Le peintre sourit en regardant son tableau

- J'ai réussi à saisir le merveilleux d'un instant banal.



Fin

Evelyne W