Destination : 183 , Millésime littéraire


Brèves de brasserie

Ils sont assis douillettement au plus profond d'une brasserie chic. Lui, lit le journal aimablement prêté, sans traces graisseuses, sans articles découpés, sans pages écornées, par l'établissement devant une bière belge posée sur un carton carré ventant la légèreté d'une bière française. Elle, lit un roman. Elle a fini de boire un café italien et s'attaque à lampées distinguées au verre d'eau posé à côté de la soucoupe.

Elle lève soudain le nez et apostrophe son compagnon.

"Si je te dis Jean-Jacques GAUTHIER. Tu me réponds quoi ?"

Lui réplique sans quitter sa lecture du journal.

"Homme politique ?"

"Non !"

"Journaliste"

"Oui ! comment as-tu su ?"

"Il me semble que la terre entière n'est peuplée que par ces deux engeances, déprimant d'ailleurs. Bon alors ce Jean-Jacques GAUTHIER journaliste est fameux parce que ...?"

"Parce que Colette, Francis CARCO et Roland DORGELES, pour ne citer que ceux que je connais, ont lu son livre en même temps. Francis CARCO a été le plus enthousiaste."

"Mazette ! Je me sens tout petit. Personne ne veut lire mes poèmes. Même mon chat refuse de les écouter. Francis CARCO, ça sent un port, la saleté, la pauvreté, l'alcool, le crime !"

Elle tape du plat de la main sur l'élégante table de bois qui sursaute.

"Magnifique ! Continue à m'épater"

"Je remarque que tu es en train de lire le Goncourt 212 de la Nouvelle, est-ce que tout ce beau monde, que tu m'as cité, aurait fait partie, dans des temps immémoriaux, du jury Goncourt ? Je vois à tes yeux pétillants que j'ai raison. Donc ils ont attribué à Jean-Jacques GAUTHIER, le journaliste, le prix GONCOURT"

"Immémoriaux ! comme tu y vas c'était l'année de ma naissance !"

Il se met à toussoter et à rire.

"Si je te dis que Jean-Jacques GAUTHIER a dédicacer ce roman couronné à Maître ISORNI. Tu me réponds quoi ?"

"Alors là, ma petite, ce n'est pas de la devinette, c'est du savoir : Maître ISORNI était le défenseur du Maréchal PETAIN lors de son procès. PETAIN a été condamné en 1945 mais Maître ISORNI s'est battu durant plusieurs années pour que PETAIN soit réhabilité. Bien, je dirais que tu es un bébé d'après-guerre, génération 1946. Mais tu ne fais pas ton âge bien entendu. Revenons à ton Jean-Jacques GAUTHIER journaliste, prix GONGOURT 1946. Un journaliste ça peut écrire sur quoi qui soit tellement misérable que cela enthousiasme Francis CARCO? Je dirais un fait divers sanglant. Il en a fait un roman."

"Tu es presque devin. Le titre est "Histoire d'un fait divers".

Je te résume le fait divers à ma façon : A Toulon, pendant la seconde guerre mondiale, un pauvre bougre, vivant de petits boulots, s'éprend violemment d'une fille qui fait le tapin dans la "basse ville" Un quartier chaud, pourri, abri de la pègre locale, lieux idéal pour les trafics en tous genres que l'on surnomme "Chicago".

Sa passion le déborde, son esprit vacille. Elle l'humilie, le tourne en ridicule. Il devient l'objet de moquerie des filles de joie, des maquereaux et des matelots qui grouillent dans les ruelles étroites et malsaines.

Un matin, il n'en peut plus, il monte dans la chambre de la fille et avant qu'elle est le temps de rire, il lui tranche la gorge puis retourne le couteau de boucher contre lui. Les gendarmes découvriront une scène de drame pas très ragoutante. Lui sera sauvé par l'hôpital pour mieux crever en prison.

Jacques GAUTHIER a replacé les évènements à Paris. Moi je trouve que Toulon faisait un meilleur décor. "



Lui, ferme le journal et se mouche. "Bigre ! On n'était pas très gais chez les GONCOURT en 1946. Je te laisse, je dois passer chez un éditeur pour mon recueil de poème. On ne sait jamais ..."



Fin

EVELYNE W