Destination : 198 , L'art et la manière


Le vilain petit canard

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J'avais décidé que lors de cette séance de l'Atelier nous allions écrire sur "Mon animal fabuleux" et les personnes âgées avaient adhéré sans rouspéter ou faire la moue.



Nous avions donc transformé des bêtes aimées, mortes depuis longtemps, jamais oubliées, des chats, des chiens, des chevaux, en êtres portant ailes, cornes d'or, pelages magiques, doués de paroles et de pouvoirs.



Cela s'annonçait comme une séance riche en trouvailles et en délires que je stimulais.



Vint le tour de Jean-Antoine. Jean-Antoine est un "cas" pour le personnel soignant et pour moi qui ne veut rien savoir et mon intervention bénévole dans cet établissement l'exige, une sorte d'énigme.

Il est le plus jeune des pensionnaires, il a le droit de sortir et ne s'en prive pas et s'il assiste à l'Atelier c'est qu'il l'a décidé sans aucune influence. Donc, vint le tout de Jean-Antoine.

Moi, paire de lunettes sur le nez, cahier ouvert, stylo fermement coincé entre mes doigts :

"Alors Jean-Antoine quel est votre animal favori que nous allons transformer en animal fabuleux ?"

Je luis souriais largement comme toujours.

Lui, les yeux un peu plissés, la tête penchée de côté comme si elle était trop lourde, les mains fortement jointes sur les genoux :

"Un canard !"

L'écriture c'est comme le théâtre, on peut avoir un trou noir. J'écris un canard et je dis

"Un canard, mais encore ..."

Il sourit doucement sans rien avancer. Je pense immédiatement : il me fait une blague, il veut me provoquer, mais quelle perche lui tendre ?

Rien, rien, ne me vient à l'esprit ou plutôt si quelque chose d'énorme, de gigantesque, de laid, quelque chose qui bouche les paysages de treize grandes villes du monde en ce moment, quelque chose qui fait d'abord rire comme les petits enfants et qui effraye lorsqu'on se met à réfléchir : Le canard géant gonflable en toile plastifiée du néerlandais Florentijn Hofman.

Je regarde désemparée Jean-Antoine et je vois le monstre jaune au sourire figé.



Sauvée par le gong, une vieille pensionnaire s'excuse, elle est fatiguée, elle se soulève avec difficulté en s'appuyant sur sa canne puis s'éloigne à petit pas. Oh ! j'avais oublié le temps ! Voilà déjà deux heures que nous inventons et écrivons.

"Vraiment je suis désolée, mais fière de vous ! Vous avez été formidables. Nous continuerons au prochain Atelier".



Jean-Antoine quitte la pièce à son tour. Je le regarde. Son bras droit, libéré, s'agite violemment, la maladie de Parkinson reprend ses droits et soudain je pense à un canard à l'aile blessée qui voudrait encore prendre son envol, le conte d'Andersen me saute à la figure : Jean-Antoine est le vilain petit canard qui un jour se métamorphosa en cygne.



FIN

EVELYNE W