Destination : 76 , Je suis un animal...


Dans la peau de l'ours...

Quand je l’ai vue pour la première fois, j’ai compris qu’elle voulait mourir. Sinon, comment expliquer qu’elle ne se soit pas enfuie en me voyant ? Comment comprendre qu’elle n’ait pas hurlé de terreur en apercevant ma silhouette massive et puissante avancer tranquillement dans sa direction ? Comment imaginer qu’elle soit restée immobile à me regarder venir à sa rencontre ?



Elle se tenait sur les berges du lac, c’était la tombée du jour, cette heure que les hommes désignent « entre chien et loup »… drôle d’expression, mais tellement vraie ! C’est l’heure où l’on ne sait plus à qui se fier… la lumière sourde du crépuscule gomme les détails et, dans cette perspective floue, nul ne sait qui se présente au bout du chemin. Silhouette amicale ou menaçante ? Voisin ou bandit ? Chien ou loup ?

Pour moi les choses sont différentes… j’ai un atout qui ne me trompe jamais : mon odorat. Et l’odeur de l’homme, je ne peux pas la rater. Quelle puanteur ! Partout, il traine sur lui l’odeur des bêtes dont il se nourrit, que ce soit celles qu’il enferme dans des cabanes de bois en hiver ou celles qu’il traque sans vergogne sur les pentes escarpées de la montagne.



Ce jour-là, je m’étais dirigé dès le matin vers le torrent pour y attraper quelques poissons aux écailles luisantes qui reflètent un arc-en-ciel quand on les expose au soleil. Mais j’avais perçu son odeur, mélange de charogne et d’autre chose que je ne comprenais pas, une acidité, une amertume extrême qui m’avait irrité la truffe. J’avais compris qu’il s’agissait d’une femelle. Je m’étais immobilisé, restant caché dans les fourrés. Le soleil était monté dans le ciel jusqu’à son zénith, augmentant de quelques degrés la température de cette journée de fin d’été. Puis il était redescendu et s’apprêtait maintenant à disparaitre derrière les cimes enneigées du pic de l’ouest. Elle n’avait pas bougé, son odeur était toujours aussi nette.

Il fallait que j’aille pêcher, je n’avais plus le choix. J’étais donc sorti de ma cachette et je l’avais aperçue. Elle était nue et se tenait agenouillée, tête baissée, au bord du lac dont elle semblait scruter les profondeurs en silence. Voyant qu’elle ne bougeait pas, j’avais commencé d’avancer vers elle. Quand elle m’avait entendu, elle s’était retournée brutalement, les yeux emplis de terreur. Je m’étais arrêté, le museau tendu et les oreilles dressées, méfiant. Si elle m’attaquait, je n’allais pas me laisser faire sans me défendre. J’avais deux petits qui m’attendaient plus loin.



Mais non. A ma grande surprise, quoique je ne doive plus m’étonner des incohérences du comportement des hommes, elle avait paru soulagée de me voir. Presque heureuse, même, si j’en crois ma compréhension de cette grimace typiquement humaine qui consiste à plisser le museau pour écarter la bouche de part et d’autre de la face, en découvrant les dents sans agressivité. Elle s’était levé et m’avait regardée tranquillement, écartant les bras de son corps dans un geste qui m’avait semblé une invitation à venir vers elle. Patte après patte, j’avais franchi les quelques mètres qui nous séparaient sans qu’elle ne bouge d’un pouce. C’est en arrivant auprès d’elle que je compris pourquoi son odeur était si différente, et si forte. Sa face était baignée d’eau et de sel tandis que son corps, empestait l’odeur de plusieurs mâles. Du sang dégoulinait tout le long de ses jambes, de son ventre jusqu’au sol où je découvris un petit corps inerte. Je n’avais jamais vu de petit d’homme, mais je lui ai trouvé bien des ressemblances avec les miens : chauve, aveugle, édenté. Il était petit, tellement petit, mais les femelles humaines sont si frêles comparées à nous que je ne savais pas si c’était normal ou si c’était cela qui l’avait tué. Parce que ce dont j’étais sûre, c’était bien qu’il était mort. Comment et pourquoi, ce n’était pas mon affaire ! Et si je voulais pouvoir nourrir les miens, il fallait que je commence par manger ! C’est pourquoi j’ignorai cette femme blessée pour me diriger vers la source du lac, là où je savais trouver quelques belles truites à la chair savoureuse.

Elle sembla déçue par mon indifférence. Peu importe. Une fois que j’eus bien empli mon ventre, je retournai sur mes pas et me dirigeai vers ma tanière, là où j’avais laissé mes deux petits, nés au sortir de l’hiver. Je me rendis compte qu’elle me suivait mais je la laissais faire sans grogner. Elle me semblait, à cette heure si trompeuse, ne plus savoir elle-même si elle appartenait encore à la race des hommes.

***

Nous avons continué à nous épier mutuellement pendant les semaines qui suivirent. Peu à peu, j’ai apprivoisé sa présence, son odeur, sa souffrance. Les journées d’été s’effaçaient, laissant lentement leur place à l’automne. Les feuilles des arbres changeaient de couleur avant de tomber, les nuits se faisaient insensiblement plus longues, les matins étaient plus frais malgré la relative douceur des températures. Mais la vie en montagne est rude, surtout quand on est un être sans défense. Et c’est ce qu’elle était. C’est pourquoi je la laissais se jeter sur les restes de nos repas.



Notre amitié fut scellée environs deux mois après notre première rencontre. Nous étions déjà au seuil de l’hiver et je nous préparais, mes petits et moi, pour notre longue nuit d’hibernation. Les premières neiges étaient tombées, recouvrant de leur manteau immaculé les pentes escarpées des sommets environnants. Ce jour-là, j’étais partie chercher notre pitance, mes deux oursons me suivaient. Elle était derrière nous, se tenant à distance respectable, repérant les baies et fruits secs que nous dégustions pour se nourrir elle aussi. Soudain, l’un de mes petits a poussé un grognement de douleur et, en me retournant, j’ai vu que sa patte était prise dans une mâchoire aux dents puissantes et étincelantes. Malgré ses efforts pour se dégager, cette horrible bête ne voulait pas le lâcher et chacune de ses tentatives désespérées lui arrachait un cri de souffrance. C’est alors qu’elle est arrivée. Elle s’est approchée de lui en parlant doucement, sans cesser de me regarder. Je sentais dans cette vois autant de crainte que de respect et, surtout, je n’y ai décelé aucune fourberie. J’ai décidé de la laisser faire et puis, j’étais de toute façon impuissante à libérer mon petit. Son frère se tenait derrière moi, je le sentais trembler de tout son corps. Il n’a pourtant pas perdu une miette de ce qu’il s’est passé. Lentement, elle est arrivée devant les dents métalliques et, en quelques gestes, elle a réussi à desserrer cette mâchoire qui a fini par s’ouvrir dans un grincement effrayant. Mon petit s’est sauvé vers moi en boitant, trainant sa patte meurtrie derrière lui. Je lui ai longuement nettoyé la plaie avec ma langue et il a guéri en quelques semaines à peine.

Ce soir-là, je déposai devant elle un morceau de viande fraiche, que j’avais prélevé sur mon propre repas. En guise de remerciement, elle a levé sa main vers moi, paume ouverte vers le ciel, lentement, jusqu’à ce que ses doigts viennent frôler ma fourrure. Je l’ai laissée faire et cette caresse surprenante m’a rappelé celles de mes petits. La nuit suivante, elle est entrée dans notre grotte pour dormir non loin de nous, profitant de la chaleur que nous dégagions. Je me souviens avoir alors pensé que, cet hiver-là, nous aurions quelqu’un pour veiller sur notre long sommeil.



Elle était toujours là, à notre réveil, quelques mois plus tard. Qu’avait-elle fait durant toutes ces semaines ? Je n’en sais trop rien… dans mon inertie léthargique, j’avais perçu ses allées et venues quotidiennes et l’odeur de nourriture qu’elle ramenait dans notre antre. Mes petits avaient grandi et eux aussi s’étaient habitués à la présence de cette femme, dont l’odeur s’était mêlée à la nôtre pendant l’hivernation. Ils étaient désormais assez grands pour mener leur vie, mais ils restaient cependant non loin de moi.

Nous avons, pour ainsi dire, passé l’année ensemble. Elle semblait s’être particulièrement attachée à moi et me suivait souvent dans mes expéditions montagnardes. De temps en temps, j’acceptais qu’elle pose sa main sur mon pelage, en un geste toujours empreint de douceur et de respect.

C’est au cours de ces journées qu’elle m’a racontée son histoire. Celle d’une femme et d’un homme fuyant un pays de révolte et de haine pour trouver refuge de l’autre côté des montagnes ; puis, après quelques années, leur désir de retrouver leurs familles quand elle s’était rendue compte qu’elle portait un petit. Leur voyage de retour, l’attaque d’autres hommes, l’assassinat de son mâle, leur violence à son égard, tellement brutale et sauvage qu’elle avait tué la vie dans son ventre. Seule et désespérée, elle avait elle aussi voulu mourir… et j’étais arrivée.



Le printemps a passé, puis l’été, l’automne et un deuxième hiver est arrivé. Elle a continué de venir se réfugier dans ma grotte où je me trouvais seule désormais, en attendant la saison des mâles, à mon réveil suivant. L’année suivante, elle resta près de mois quand je mis bas, un seul ourson cette fois. Elle versa des gouttes d’eau et de sel en le voyant, je compris qu’il lui rappelait le sien.

***

Deux années s’étaient écoulées depuis notre première rencontre. L’été était là, nous ne savions pas que c’était le dernier. Au fil des mois, elle s’était enhardie et connaissait désormais suffisamment notre environnement pour s’en aller seule dans la montagne.

C’est ainsi qu’un jour, dans le courant de l’été, elle fut remarquée par deux hommes qui furent frappés de cette vision. Je veux bien croire que cette femme, entièrement nue, à la peau halée et la longue chevelure recouvrant ses épaules et son dos avait quelque chose de surprenant. Ils essayèrent de s’approcher mais elle s’enfuit prestement, sautant sur les rochers avec autant d’agilité qu’une chèvre des montagnes. Elle me raconta tout cela le soir-même, sans paraître effrayée. Je ne pus m’empêcher de m’inquiéter pour elle, mais je me rassurai en pensant qu’elle connaissait mieux que moi les comportements et les réactions des humains.

Mais le lendemain, ils étaient revenus, plus nombreux que la veille, et réussirent à l’attraper, malgré ses cris et ses gestes pour se débattre. Ils l’amenèrent avec eux, la trainant plutôt, insensible à sa douleur, mélange de frayeur et de fureur. Elle réussit cependant à s’échapper dans la nuit et nous rejoignit, mon petit et moi, dans la grotte qui était devenu son refuge à elle aussi. Elle était apeurée, livide et tremblait de tout son corps, mais je ne décelais sur elle aucune odeur de violence.

Les jours et les semaines suivantes, nous aperçurent de temps en temps d’autres hommes. Mais nous nous tenions sur les hauteurs de crêtes inaccessibles, loin de leur portée. L’été se termina, l’automne passa puis vint un hiver qui fut particulièrement rude. La neige tomba en abondance, et j’espérai au fond de moi qu’ils l’oublieraient, ou penseraient qu’elle était morte de faim et de froid.



Il n’en fut rien et, au printemps suivant, ils réussirent à la capturer de nouveau. Elle s’échappa encore une fois mais fut vite rattrapée. Je ne l’ai jamais revue.

***

Le temps a passé. D’autres hivers, d’autres printemps, d’autres étés précédant d’autres automnes… J’ai eu d’autres petits, la plupart ont grandi et sont partis loin de moi, la montagne en a emporté certains tandis que d’autres, ce sont les hommes qui me les ont pris, tout comme elle. Un jour, une hirondelle venue de la vallée m’a dit qu’ils l’avaient surnommée la « folle des montagnes ». Cela m’a surpris. N’était-ce pas eux, les hommes, ces fous dont elle avait été la victime ?

Décidément, je ne comprendrai jamais le comportement des humains. Sauvages ? Civilisés ? Je ne sais qui, des hommes ou des ours, est véritablement l’un ou l’autre.

myriam