Destination : 76 , Je suis un animal...


Un cocardier est né


Mon Codardou me souffle maman de ses tendres naseaux. Je suis de la race des taureaux de Camargue. Pas encore baptisé, mais déjà de la graine de cocardier. Maman me le répète depuis ma naissance et m'élève en conséquence. Il ne faut pas déroger à la lignée du sang, à la dynastie des grands. Sanglier, Vovo, Goya… Des ancêtres au nom prestigieux. De grands combattants, qui se faisaient respecter et que le public haut perchés applaudissait à tout rompre quand mes aÏeux, de leurs cornes puissantes, n'avaient pas déjà rompus barricades et portillons et fait fuir ces aficionado comme ils se font appeler !


Les applaudissements, les cris, les acclamations, et la musique. Ah ! Carmen, l'air du Toréador qui récompense les meilleurs. Je veux être de ceux-là. Pas comme mes fiers cousins d'Espagne qui de musiques et d'ovations n'entendent rien, allongés qu'ils sont sur le sable, traînés par des chevaux caparaçonnés, laissant derrière eux s'écouler les dernières gouttes de leur valeureux sang.


Non ! Ici, pas de mise à mort. En Camargue, on ne tue pas les taureaux même si certains d'entre nous, à force de fougue, passe la limite et accident ou inconscience déchire le corps d'un de ces raseteurs* qui ne nous veulent pas de mal, mais qui eux aussi ont la rage de vaincre et de se surpasser pour la gloire et pour l'argent. Ils récoltent les bravos et les "bronca"* parfois lorsqu'ils se comportent mal en piste.
On nous aime en Camargue, pour ce que nous sommes : courageux, intelligents et faisant bien notre métier de "bioù"*, du milieu de l'arène jusqu'aux barricades et même au-delà, dans la contre piste. C'est si facile de sauter les planches avec nos puissantes pattes et parfois emporté par l'élan, certains sautent jusque sur les théâtres.

Maman m'a raconté cela, elle m'a mis en garde. Je ne devrai jamais tenter de m'échapper, le danger est trop grand. Je ne dois pas avoir peur, les spectateurs crient de plaisir, le crochet des hommes en blanc n'est pas dirigé contre nous, c'est un outil pour attraper à prix d'or les attributs qui ornent nos têtes, nos cornes et même notre garrot. Cocardes, glands, ficelles et couleurs de la manade, autant de bouts de tissu, ou de brins de laine qu'il faut venir chercher entre nos cornes acérées.


Avant cela, il reste du temps, je ne suis qu'un anouble*, un jeune veau d'un an bientôt. Je dois subir toutes les étapes de l'initiation et de la présentation. Ca commence demain, en présence de spécialistes de la tauromachie, des tas de peureux à l'abri derrière les planches du "bouvau"*. Maman m'a dit qu'il ne fallait pas que j'écoute leurs sornettes, mais que je me concentre sur la cruauté de la ferrade et que je fasse fière figure.

Deux gardians* me tenaient bien plaqué contre terre et moi je retenais ma hargne.
J'ai senti la fumée, j'ai vu le fer rouge approcher et lorsque qu'il s'est posé sur ma peau, à peine si ma cuisse a frémi. Je n'ai poussé aucun cri. Une larme a roulé sur l'odeur de chair brûlée. Je porte un numéro et la marque du manadier et comme une douleur n'arrive jamais seule, voilà qu'une mâchoire de fer vient de croquer mon oreille : une belle "escoussure*", signe de ralliement à la manade.

Maman m'a bien expliquée que c'était important pour moi qu'on puisse me reconnaître et me ramener dans le troupeau au cas où je m'égare, car notre vie est faite de liberté, de gambades dans l'immense sansouire*, à goûter les salicornes* salées, sentir les fleurs bleues des saladelles*, se reposer à l'ombre des tamaris, taquiner les vachettes, se mesurer aux autres "tau"*. A partir d'aujourd'hui, je ne serai plus attaché aux mamelles de ma mère. Vive la liberté !


Quand je pense à nos cousins de la France profonde qui tournent en rond dans un pré à longueur de journée, presque à longueur d'année quand le temps le permet. Sinon ils restent enfermés, en liberté surveillée dans une étable, nourris misérablement : pâtée et eau matin et soir. D'air, ils ne voient qu'un vent coulis qui apporte le gel, les nouvelles du monde et un peu de clarté en glissant sous la porte. Ils ont l'air, le temps, l'eau fraîche, mais d'amour… nada ! Mâles et femelles, chacun dans son coin ! A l'entrée, on leur confisque les cornes. A la sortie on ne les leur rend pas. Ah! nos beaux attributs ! Paraît qu'ils en font de la poudre pour soigner les braves gens. Les miennes je les lustre contre celles de maman ou contre les branches de tamaris. Quelle vie monotone ! On leur a même supprimé leur spectacle préféré : le petit tortillard poussif. A la place ils ont lancé le TGV. Il passe si vite, qu'à peine entendu, déjà disparu. Les pauvres cousins en perdent l'appétit, et passent la moitié de leur temps allongés dans l'herbe ou sur leur litière puante à ruminer entre leurs dents. Certains en deviennent fous. Pas étonnant.


J'ai maintenant cinq ans. Hier était un grand jour, ma première course dans l'arène. C'était impressionnant : quelques coups de clairon, une voix qui s'élève : "le taureau qui entre en piste est un taureau neuf, il appart…" Je n'ai pas attendu la fin, je me suis précipité hors du toril*, je suis entré en piste au pas de course. Un bourdonnement, une rumeur grandissante disait le contentement du public. J'étais beau et fort. Je le savais. J'avais dix minutes pour le montrer. Les hommes sont arrivés, l'un après l'autre ils passaient et repassaient, tantôt à gauche, tantôt à droite, tendant leur bras armé du crochet. Je défendais bien mes attributs, et poursuivais les raseteurs jusqu'à la barrière. Le public s'enflammait. La fatigue gagnait. Quelques minutes avant la fin, un homme en blanc réussit à couper et enlever la cocarde qui ornait mon front, là où mes poils frisottent, l'endroit où mon amie Enganette, ma vachette préférée, aime poser son museau.
Quand le clairon a sonné la fin du jeu, la tête haute, le gland toujours fixé à ma corne droite, je me suis dirigé vers la sortie sous les applaudissements du public et les accords de Bizet.

Je serai un grand cocardier, dans la lignée des Sanglier, Vovo, Goya...


Mireille/Miréio 23 octobre 2006

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