Destination : 211 , Roman photos
dest. 211 : Roman photos - Dé-lire
Roman photo - Dé- lire
Son dernier coup de cœur : une nouvelle maison sur la Côte Atlantique. Un dernier coin inexploré : le grenier. Elle irait demain, ou plus tard, peu importe.
Après son petit déjeuner dans la cuisine aux couleurs patinées, elle allait sur la plage. Cette étendue immense lui rappelait la plage d'Ostende.
La solitude lui plaisait, bien qu'elle prit l'habitude de placer deux vieux transatlantiques au bas de la dune, non loin de la palissade.
Les premières semaines, elle venait se perdre entre ciel et mer.
Les mois suivants, elle venait et rêvait.
Plus tard encore, elle venait pour appeler ses souvenirs…
Les touristes étaient repartis, emportant les rires dans les cerfs-volants repliés.
Ce doux après-midi de fin d'été, elle installa les transats sur la plage déserte et s'assit dans celui à la toile bleue. Elle étendit doucement ses bras et ses jambes, fit quelques ciseaux et moulinets et sourit en se remémorant les cours de gymnastique suédoise.
Elle baissa doucement les paupières jusqu'à ne plus voir qu'une fine ligne bleutée. Le fil conducteur de sa rêverie. Elle s'inventa une famille et se prit à écrire.
Quoi ? Un journal, une longue lettre, un roman peut-être.
Pour qui ? Elle ne le savait pas encore…
Pourquoi ? Résilience, catharsis ou vide à combler ?
Elle imagina un mur sur lequel elle collerait des fiches au gré de ses idées. L'organisation viendrait plus tard.
Première fiche :
« Je n'en pouvais plus de vivre dans ce village ! Dès que je le pourrai, je partirai, loin, très loin.
Pourtant, ce petit village est charmant. Certes, la rue principale bordée de maisons hautes, est austère. Mais les chemins de traverses offrent tant de beautés : un chat endormi entre les potées de géraniums, du linge suspendu à la balustrade, des persiennes laissant s'échapper quelques notes de tarentelle, un massif de lauriers roses, une vue sur les Alpes toutes proches...
Petit village, petits esprits, me disais-je parfois lorsque j'entendais les palabres infinies à propos des étrangers. Les villageois s'affrontaient en deux clans. Ceux qui voyait le bonheur futur et ceux qui voyaient le malheur proche... »
Elle y ajouta à l'encre bleue : Voilà, le cadre est posé.
Elle se vit prendre une deuxième fiche, une autre couleur...
« J'ai commencé à ne plus aimer les gens de mon village lorsqu'ils m'ont fait découvrir la méchanceté, la jalousie, l'envie, la médisance…
Je me souviens de cette journée de juin où une camarade m'avait sauvagement agressée. Dans ma chute, j'avais cassé un pot de fleurs . Ma mère fut convoquée et dut payer « les pots cassés ». Personne ne voulut croire ma version.
Je me souviens de ces après-midi où les copines jouaient à la rivière alors que moi, j'étais réquisitionnée pour la cueillette des haricots, des pois, des groseilles…
Je me souviens de certains bulletins aux notes amputées de quelques points pour que je ne fasse pas ombrage à mademoiselle De....
Je ne veux plus être cette petite fille docile, qui s'occupe des petits voisins, pousse les landaus, fait les courses dans tous les magasins du village, s'use les doigts à broder des initiales au point de croix. Et tout cela sans même un merci, c'est normal ! »
Elle ajouta, en vert : A parfaire. Surtout pas de misérabilisme ! L'enfance version «guerre des boutons » !
Le ciel était passé du bleu au corail. Les goélands s'impatientaient. Elle se leva, retira les pinces de son chignon. Ses cheveux valsaient dans le vent léger avec les mots et les phrases de sa vie inventée.
Elle se prit au jeu. Le lendemain, dans son transat, face à l'océan, elle continua l'écriture, reprenant le fil là où il s'était arrêté..
« Je suis devenue une ado, boudeuse et révoltée. Je veux être libre. Je ne veux pas vivre la même vie que mes parents.
Je ne veux pas être dépendante, je ne veux pas de disputes, je ne veux pas de préférences. Je rédige , pour ma vie, un cahier de charges à renfort d'anti »
Troisième fiche. En noir , triplement souligné : Ne pas tomber dans les clichés, les stéréotypes …
Interrompue par les cris de mouettes, elle retourna à la maison. Elle prépara un thermos de thé et revint à la plage.
« Une famille comme toutes les autres ou pas comme toutes les autres. A ce jour, je me demande encore s'il faut ouvrir cette boîte de Pandore ou, au contraire, renforcer les serrures et les cadenas.
Faut-il ressasser les drames qui ont entouré ma naissance ? Faut-il débattre de la jalousie dont l'enfant est la cible ? Faut-il se remémorer les peines qui ont émaillé sa vie ?
Faut-il parler des limites à ne pas franchir ? S'accommoder des regards détournés ou se draper dans le déni ?
Toutes ces idées me traversent l'esprit lorsque je regarde cette femme vieillissante, où l'on peut lire ces quelques mots au fond des yeux : « J'ai fait ce que j'ai pu... »
Quatrième fiche. L'écriture est nerveuse, hachée. Deux traits rouges en travers. Pas d' autobiographie règlement de compte. « Ne fais pas à autrui... »
Elle but une tasse de thé . Elle se sentait bien.
« Dès les prochains jours, je transcrirai ces fiches virtuelles sur papier. Il me faudra trouver un découpage et un montage original, surtout pas de chronologie... »
Le lendemain, les transats restèrent vides, le surlendemain aussi.
La voisine s'inquiéta. Elle la trouva assise dans son fauteuil. Sur la table de la cuisine, des ciseaux, un tube de colle, des milliers de carrés de papier éparpillés….comme une vie éclatée.
© Danielle M