Destination : 276 , Je en jeu


Puzzle de mémoire

Elle entre dans le jardin du Luxembourg par l’élégant portail Saint Michel, hérissé de pointes d’or. Elle murmure « J’entre dans notre jardin » Elle parle à une ombre que personne ne peut distinguer mais qui pourtant s’appuie sur son bras depuis des années. Elle joue ainsi avec ses souvenirs, les invitant à une promenade.



À droite, dans un écrin végétal confidentiel, la fontaine Médicis. L’eau argentée du bassin emprisonne à tout jamais le jeu amoureux d’Acis et de Galatée. Que d’abandon souriant sur le lit d’herbes minérales.

« Je sais que tu éprouvais de la pitié pour cette brute de cyclope Polyphène qui du haut de son promontoire, crucifié par la jalousie, attend le moment propice pour commettre son assassinat. Toi aussi, tu étais terriblement jaloux. »

Elle tapote gentiment une main invisible.



Elle descend lentement l’allée sablonneuse, elle a l’air sévère avec cheveux gris emprisonnés viellotement dans filet de velours, mais elle chantonne comme une fillette.



À gauche, le kiosque à musique, tellement protégé par la frondaison des marronniers, que l’on ne distingue que sa piste ronde, désertée. Elle ferme les yeux et avec l’assentiment du fantôme, y installe un violoneux tzigane et une enfant aux yeux sombres qui frappe des pieds en tournant, une main potelée tenant un coin de sa jupe tachée. Les chaises de fer interrompent leur conversation muette et écoutent cette musique d’une nostalgie trépidante.



Plus loin, sur les eaux turquoise du grand bassin octogonal, flotte, désorienté, un voilier miniature. Ses voiles, d’un rouge passé, battent en aile blessée. Sur le sable, une perche couchée. Où est passé le garçonnet qui devait faire voguer le voilier vers un horizon fabuleux ?



Le bac à sable accueille deux enfants endimanchés sans pelle ni seaux. Ils inventent de minuscules montagnes qui s’écroulent imperturbablement. Un homme habillé de noir les regarde avec tendresse.



Sous les tilleuls deux vieillards jouent gravement aux échecs. Gestes lents, regards fixes, souffle retenu. Deux fauves aux aguets.



Elle s’approche, curieuse, du grillage qui emprisonne les terrains de tennis. Quatre adolescents vêtus de blancs jouent souplement. Une lumière dorée frappe leur poitrine. Elle pense « Ce sont des anges ».



Un manège de chevaux de bois s’impatiente. Elle s’installe en amazone sur la croupe de jais d’un Frison à la crinière volontaire. « Allons ! Allons ! » Que de bonheur à traverser sans entrave plaines et fleuves. Mais sa tête s’incline, elle s’endort en pleine chevauchée.



Délicatement, le fantôme pose un baiser de vent sur son bras et quitte discrètement le jardin du Luxembourg par la sortie Guynemer.



Evelyne Willey



EVELYNE W