Destination : 304 , Le glaive et la balance
Le tracé
La prairie d'aujourd'hui n'était que le vague souvenir d'un champ de blé d'antan. Qu'importe !
Ses semelles de chaussures de ville élégantes s'enfonçaient dans le meuble de cette terre, confiée à présent aux fantaisies de la nature.
Colin était enfin heureux, comblé, la prairie de son frère Albin lui appartenait.
Il se souvenait :
« Si cette prairie était mienne, Albin ... » Il n'achevait jamais sa phrase. Albin répondait invariablement : « Mais enfin, Colin, tu as hérité de l'usine » « C'est vrai ».
Le père avait légué l'usine au plus brillant, au plus travailleur, au plus impitoyable des deux frères.
« Tu as également reçu la maison » « Évidemment » grommelait Colin.
La maison était une bâtisse élégante du 19ème siècle d'une vingtaine de pièces.
Rien à redire. Le père l'avait favorisé.
Le cadet avait été un enfant fragile, comme le soupirait à longueur de temps la mère. Un poète, un musicien, bref un « bon à rien » résumait intérieurement le père et Colin.
Colin avait hérité de sa mère une gentilhommière et quelques hectares de terres grasses qu'il avait peu à peu vendues par besoin d'argent et manque d'intérêt.
Restait cette modeste prairie. Cette satanée prairie que convoitait l'insatiable Colin.
Qui peut sonder les méandres de l'envie, piéger ses racines et extirper ce purulent furoncle de l'âme ?
Sa femme avait essayé de le raisonner :
« Mon chéri, ton frère ne possède plus que ce lopin de terre qui n'intéressent que les lapins de garenne et les mulots. Toi, tu es propriétaire de plusieurs réserves de chasse et je viens de t'offrir une île grecque. Sois enfin magnanime ! »
Colin l’avait dévisagée avec une interrogation amusée : Impossible de se souvenir qui, de son corps ou de son cœur, s'était desséché le plus vite. Colin devait bien avouer que le seul attrait de sa femme était la fortune que ses parents avaient, avec délicatesse et intelligence, déposée dans la corbeille de la mariée.
Son hareng saur de femme connaissait donc l’adjectif « magnanime » !
Colin avait décidé très tôt que les femmes étaient plus stupides que dangereuses.
Il voulait cette prairie, sa prairie, le champ de son enfance.
Il l'aurait à n'importe quel prix.
Colin usa de tous les stratagèmes, en vain. Malgré les viles manigances, les harcèlements, les chantages, son frère ne céda pas.
Heureusement le ciel évita un acte fatal en gratifiant Albin d'une diarrhée sanguinolente qui lui vida le corps jusqu'à l'âme en moins de quatre jours.
Le malheureux n'ayant pas de descendance, les forces lui ayant toujours manquées, Colin hérita donc des quelques biens de son frère et pu enfin fouler, en vainqueur, sa prairie sous les regards dubitatifs de son presque squelette de femme.
À Paris, dans un vaste bureau anonyme, une main inconnue et discrète peaufine le tracé d'une autoroute qui fait disparaître à tout jamais, mais quoi donc ? … La prairie.