Destination : 316 , Mauvaise destination
Le bâtard
Vous auriez vu le spectacle lorsqu’ils sont venus l’arrêter ! Ma mère criait des paroles insensées, en se tordant les mains, ma femme pleurait en silence, mon fils tendait les bras comme pour arrêter les choses, moi, j’arborais une mine grave et intérieurement je jubilais. Et de un !
Lui, mon frère aîné, menotté, livide, l’expression farouche, sa superbe carrure enfouie dans sa vieille canadienne, la bouche scellée, m’a jeté un regard si aigu que j’ai compris.
Il savait qui l’avait dénoncé.
Ce qu’il y a de commode, avec les incitations à la délation mises en place par notre gouvernement, c’est qu’on peut aisément se débarrasser de quelqu’un de gênant sans trop de peine et même, si la dénonciation parait intéressante aux autorités, on peut toucher une modeste, mais appréciable, somme d’argent.
Je me souviens avoir dit au policier : « Comment ?, si peu. Mais enfin je dénonce mon frère ! »
L’imbécile s’était fait photographier avec un dissident. Un ami d’enfance. « On ne renie pas un ami » qu’il avait dit. L’imbécile.
Le policier avait suggéré que si je réunissais des preuves contre ma mère, ma femme et même mon fils, l’Administration pourrait faire un effort.
Pas la peine, à partir du jour de l’arrestation de mon frère par la police politique, ma mère a cessé de s’alimenter. C’était son préféré. Son pilier comme elle l’appelait. Les regards admiratifs de ma mère lorsque mon frère entrait dans une pièce … ! l’ange Gabriel n’aurait pas eu tant de pouvoirs. En quatre jours l’affaire était dans le sac. Le minimum pour l’enterrement, la crémation, la dispersion des cendres dans un coin isolé et sordide, tout fut rondement mené. Et de deux !
Bien, à présent, ma femme ou mon fils ? Je balançais un peu. Finalement j’optais pour l’assassinat de mon fils. Un enfant gracieux, aux traits fins et réguliers, à la bouche pulpeuse. « Tout le portrait de son oncle » disait fièrement ma mère. Et ma femme de rajouter, de sa voix modeste presque inaudible, « Vous le croyez, Mère ? » Mais bien entendu que mon fils, si beau, si intelligent, si sage et éveillé est le portrait de mon frère ainé. Forcément.
Je n’ai jamais compris pourquoi elle m’avait choisi. Tout de même pas parce que je jouais de l’accordéon et que je savais la faire valser ? Allez savoir, avec les femmes tout est possible.
Après une année de mariage, elle est devenue triste, mélancolique. Il faut avouer que je n’étais pas un mari modèle. Mais après tout, courir les filles est un signe de bonne santé!
Il n’y avait qu’en présence de mon frère que son visage prenait une teinte rosée. Elle lui souriait avec une étonnante douceur. Jamais je n’avais eu droit à un tel regard. Dès qu’elle savait que mon frère passerait nous voir, elle devenait belle. Un vrai miracle ! Rien t’étonnant à ce que mon fils soit le portrait craché de son oncle, n’est-ce pas ?
Ce ne fut pas trop difficile de se débarrasser du bâtard. Une ballade en bicyclette en longeant une falaise, des freins desserrés et hop ! la prodigieuse chute dans le vide. Pauvre petit corps désarticulé tout en bas, sur les rochers. Tellement triste, mais oui madame, mais oui monsieur, un enfant si merveilleux, promis à un si bel avenir. Et de trois !
Ma femme survivait. Un squelette ambulant. Elle baissait les yeux lorsqu’elle me croisait. Elle avait pris l’habitude de dormir et de manger dans la chambre du bâtard.
Comme ma mère, elle se laissait mourir de chagrin. Mais cela ne me convenait pas. Je voulais être le faiseur de sa mort. J’avais d’ailleurs sous la main une de ces tisanes amères qui, sans trop de vraies douleurs, vous envoie au paradis.
Cette garce s’est défenestrée ! Elle m’a privé de mon empoisonnement ! J’étais fou de rage.
Elle avait laissé, sur le bureau de la chambre d’enfant, une large enveloppe qui contenait des tests de paternité. C’était écrit noir sur blanc, le bâtard était bien mon fils.