Destination : 32 , Premiers instants


Trou de mémoire

Une chambre, des lits, beaucoup de lits.



Il était encombré cet espace, on ne pouvait pas y jouer.



Plus tard y lire, oui, heureusement, car déserté par les petits en mal de liberté, j'y trouvais l'intimité qui me manquait ailleurs, les cachettes pour les livres ou les revues que j'empruntais en douce à maman, à mon frère.



Je devais avoir cinq ans, d'avant je n' ai aucun souvenir, j'ai beau fouiller, elle revient bredouille ma mémoire.



Cinq ans parceque très vite, il y eut l'école, le soleil, les grands espaces et juste avant, le couloir obscur, ses quatre murs, la grand-mère toujours en colère, sa canne, la maman surmenée, les cris du bébé.



L'école est comme venue remplir un blanc : tout se précipite à partir de ce premier jour, je me souviens de tout : la maîtresse, son parfum, la page de mon cahier, la chaise, la cloche à dix heurs, le petit pain au chocolat, les petits bobos sur le gravier de la cour, le mercurochrome... de tout et de tous.



Le nom de la première amie, celle qu'on cherche à retrouver adulte, les traits du visage estompés. Des bribes de phrases reviennent , des indices qu'on croyait enfouis: son papa n'était-il pas....? elle n'habitait pas telle rue, tel numéro ?



Les maîtresses qu'on aimait et celles qu'on aimerait oublier. Celle qui nous forçait à venir prendre des cours chez elle .



La course aux croissants chaque matin, mon frère et moi , à qui arriverait le premier à la patisserie, jusqu'à ce que l'inévitable se produisit. L'accident, l'école manquée.



Je détestais les jeudis, les dimanches ou bien était-ce rester à la maison que je redoutais le plus?



Ces jours-là, je ne savais que faire de ma journée, j'avais beau jouer, faire mes devoirs, rien n'y faisait, le temps ne passait pas.



Je regardais constamment l'horloge du salon et m'imaginais être à l'école:



Huit heures : récitation, neuf heures : lecture...



A la maison, toutes les heures se ressemblaient, je finissais par prendre une chaise et par suivre ma mère, partout où elle allait : elle rangeait les chambres une à une, je la regardais enlever les draps, retourner le matelas, remettre les draps, essuyer la poussière des meubles, balayer le sol puis le laver à grande eau, avant d'entrer à la cuisine.



Toujours sur ma chaise, je la regardais faire, j'aurais aimé qu'elle me donne à éplucher les pommes de terre ou à préparer la salade mais le plus souvent, elle me demandait d'essuyer la vaisselle.



Sur la table de la cuisine, un poste radio toujours allumé, ses émissions rythmaient sa journée. Chaque matin, inlassablement, elle écoutait son programme féminin, ses variétés, son émission de dédicaces. En la suivant, j'écoutais, j'enregistrais, ses goûts devenaient miens.



A peine coupée par le repas de midi, la journée ne finissait pas de s'allonger péniblement. Soudain, les activités de ma mère m'ennuyaient, elle retournait à sa cuisine puis commençait la corvée du linge, à laquelle était associée cette émission à la radio que j'aurais voulu arrêter mais je ne le pouvais pas.



Je ne pouvais outrepasser l'autorité de ma mère ni la priver de ce compagnon qu'elle n'écoutait peut-être pas mais qui, par son murmure allégeait son fardeau.



Je bouchais mes oreilles, je m'éloignais mais le son arrivait toujours, m'atteignant là où j'allais. Je ne savais pas ce que je fuyais au juste, la radio ou le spectacle de ma mère , penchée sur sa bassine, le buste en avant, le linge sale d'un côté, le linge lavé d'un autre, les bras trempés jusqu' aux coudes dans le liquide mousseux qui virait du blanc au gris au fur et à mesure qu'elle avançait dans sa tâche fastidieuse.

Ameline