Destination : 66 , Cri


MON CRI-ME

Depuis quelques jours, je me creuse les méninges pour cette destination. Ayant été éduquée à ne jamais hausser le ton en société, j’ai pris l’habitude de suivre le troupeau, en bon petit mouton qui n’a pas la faculté de s’indigner contre les montagnes escarpées, l’herbe brûlée et les eaux polluées, ni le courage de bousculer ses congénères pour passer en tête, encore moins l’audace d’adresser au berger un bêlement revendicatif. Mais cela ne peut plus durer. Je veux moi aussi pousser mon cri. Et comme je ne l'ai pas trouvé en moi, je vais m’en acheter un sur ebay.

Sur ebay.fr, on trouve des kilos de cris à tous les prix. D’abord des cris d’animaux : le cri du faucon, du cormoran, du hibou, de la hyène, du kangourou, mais on trouve aussi le cri du peuple, le cri primal, le cri de Paris, le cri du Désir…il y a même l’Almanach du Cri-Cri de 1923, et aussi “ vends chandail rayé rouge et cris, taille 38 ”. Ah évidemment il y a aussi le fameux Cri de Munch, mais il est vraiment trop terrifiant.

Un peu décue, je me plonge dans ma bible, Google :
CRI-net.com : le site du Club Rhumatismes et Inflammations.
www.cri-net.com/ - 18k - En cache - Pages similaires

Ça commence mal, ce C.R.I. là est une abreviation, mais il est vrai que même si les rhumatismes ne font pas hurler à la mort, les inflammations entraînent souvent une douleur lancinante, d’où un début de cri (étouffé par politesse et/ou orgueil)

Ah tiens : Le cri des animaux
Pour écouter puis identifier le cri des animaux. Des extraits sonores sont proposés : mammifères, oiseaux, sons de la nature. Quiz sur les animaux et petits
perso.wanadoo.fr/boloky/ - 9k - En cache - Pages similaires

Sur ce site, vous devez deviner 140 cris d’animaux : la vache, la chèvre, l’huître (je plaisante). Jouez au bureau, avec le son, et tout le monde se poile et classe le site dans ses favoris. Mais je m’égare. JFP a parlé d’un cri humain je crois. Cette destination ne nous propose pas d’aboyer ou de miauler, on est là pour réveiller le cri en soi, pas la bête qui est en nous.

Après deux heures infructueuses sur la toile, je sors dans Paris et marche au hasard, cherchant l’inspiration. Il faut que je pousse ce cri aujourd’hui, mais un cri ne sert à rien si personne ne l’entend. Il me faut une audience, et comme ce sera sans doute le seul cri de ma vie, je veux qu’il s’élève dans un lieu magnifique, symbolique, mythique ! Bon, c’est vrai, je m’emporte un peu, mais un état extatique ne peut que stimuler cette expérience inédite ! Je quitte le Sacré-Cœur et descend vers Pigalle. Passant devant le Moulin-Rouge, aussi désuet qu’une carte postale recolorée, je croise trois japonais et un couple de retraités allemands à la recherche d’Amélie Poulain. Le cadre est charmant, mais mon projet mérite un public plus large, et le bruit de la circulation risque de couvrir ma voix.

Direction la Tour Eiffel. THE SYMBOL. Il fait beau et une foule est agglutinée au pied du monument. La plupart des touristes ont des caméscopes équipés d’un son hi-fi dernier cri… qui pourra immortaliser le mien dans des millions de foyers qui se le repasseront en boucle en mangeant des pizzas.

Je ne monte qu’à une cinquantaine de mètres car je n’ai pas le coffre de Mireille Mathieu, et je tiens à me faire entendre. Je me joins à un groupe de touristes américains. L’aubaine. Si Big Brother assiste à l’événement, mon cri sera mille fois rediffusé, médiatisé, satellisé, analysé, critiqué, débattu ! Certes, je passerai dans tous les bêtisiers du monde pendant des années, mais ma voix sera assurée 10 millions de dollars comme les jambes de Julia Roberts et j’aurai des propositions de Hollywood pour prêter ma voix à “ Scream ” et autres films d’horreur du box-office. Non, je m’égare à nouveau. Cette destination n’a pas pour but de me rendre célèbre ou riche, ni d’être en photo dans Voici. Revenons à nos moutons.

Allez, un peu d’humilité et monte sur la Tour Eiffel pousser ton cri. Qu’on en finisse.

Je fais tout de même un peu la folle avec mon bâton de barbe à papa pour que l’on me remarque, et une fois que tout ce petit monde me jette des coups d’œil en biais, l’air gêné et perplexe, je m’immobilise, m’éclaircis la voix, prête à exprimer enfin tout le rien que j’ai à dire, ravie de pousser le plus grand cri de mon existence.

Paris Soir 12 mai 2006 - Rubrique < Faits divers >

Une jeune femme a été arrêtée en fin de matinée au premier étage de la tour Eiffel, en proie à une violente crise de démence. Les touristes interrogés ont rapporté qu’elle s’était volontairement couvert les cheveux de barbe à papa rose, avant de monter les marches en faisant des pirouettes et en tapotant la tête de tous ceux qu’elle croisait. Puis elle a poussé un hurlement surhumain qui a traversé le pont d’Iena et le Champ de Mars. La malheureuse a été immédiatement maîtrisée par un touriste américain, infirmier psychiatrique à la retraite, qui a déclaré n’avoir jamais entendu un tel cri en quarante-cinq ans de métier.

Epilogue.

Heureusement, ils ne m’ont pas gardée longtemps à l’Hôpital Ste-Anne, mais j’ai eu un mal fou à leur expliquer que ce n’était que la destination 66 de mon atelier d’écriture.

Laure