Destination : 72 , Polysémie fâcheuse !


Mélody, l’hymne à la vie !

Une bulle pour l’inconnu…
La bulle de savon prend son envol. Elle monte dans les airs aussi légère qu’une plume, aussi joyeuse qu’un papillon. Cette petite boulle volante fait son numéro de prestidigitation pour le plus grand plaisir de sa spectatrice privilégiée : la petite Mélody Argentier. Du haut de ses de trois ans et demi, Mélody saute dans un grelot d’éclat de rire et essaye de s’accrocher à elle. Mais la bulle s’est libérée de sa boîte et ne veut plus y retourner. Tournoyant sur elle-même, elle tend vers le ciel et laisse miroiter toutes ses belles couleurs pastel qu’elle s’invente au gré des rayons du soleil du midi. Un beau soleil de printemps brille sur le petit village pittoresque, perché de Balazuc en Ardèche. Grand-Mamy Martha regarde tendrement son arrière-petite-fille à la belle chevelure bouclée, épaisse et noire, avec ses grands yeux de jais vifs, vouloir attraper avec tant d’enthousiasme et de détermination l’éphémère bulle de vie. Cette boule transparente qu’elle a fait naître comme par magie sous son petit souffle d’enfant. Le regard de Mélody croise le sien, regards complices d’une même réjouissance pour de petits moments de bonheur partagés en toute simplicité. Martha pose pour un instant son tricot et admire avec son seul œil bleu rubis encore vaillant, ce petit être si surprenant de vitalité, si différent…. Elle réajuste son chignon abritant encore de maigres mèches blanches et essuie une larme échappée coulant dans les rigoles d’un visage creusé par les années d’une vie mouvementée. La bulle a éclaté, l’enfant se lance à la poursuite d’une autre. Celle-ci se laisse emporter vers un homme seul, discret, à l’écart, tout vêtu de noir. Du coin de l’œil Martha surveille Mélody. Comme la veille et l’avant-veille, la petite s’arrête devant lui, interdite, comme aimantée par cette personne mystérieuse qui vient chaque jour les rejoindre en silence, sur son banc, depuis le début de leurs vacances. Mélody lui adresse un sourire et montre du doigt en riant la bulle qui s’est écrasée sur sa joue. L’homme lui sourit à son tour en lui faisant un clin d’œil complice, comme s’il voulait lui rendre sa bulle. Satisfaite, Mélody secoue sa crinière folle et repart en courant vers sa boîte de savon laissée près de son arrière-grand-mère.
Martha amusée par la scène, reprend son tricot et le fil de ses pensées. Quel bonheur de retrouver ce petit havre de paix, au milieu du paysage si sec et sublimement rocailleux de l’Ardèche ! Le doux parfum de lilas et de menthe lui chatouille sa mémoire sexagénaire. Balazuc, … le village merveilleux de vacances qui a habité les plus beaux jours de son enfance, son premier amour, comme tous les délicieux moments partagés avec sa fille, Marlène. Jusqu’au jour où, ce village est devenu maudit, interdit, jeté aux oublis de mémoires écorchées, d’âmes blessées, de chair meurtrie… il y a si longtemps maintenant ! Si longtemps que Martha au seuil de sa vieillesse a voulu se réconcilier avec ce lieu rattaché à ce passé douloureux, caché, enseveli, à peine prononcé, pour le redécouvrir sous un jour nouveau : sous le regard innocent de son petit rayon de soleil, d’espoir,… de vie : sa petite Mélody !

L’OM contre le Werder Brême
A cet instant, José jette un regard amusé sur le dessin de sa petite-fille – au coup de crayon assuré - tout un servant un pastaga à sa joyeuse clientèle venue suivre le match entre Marseille et Brême sur son téléviseur. « Eh oh Joséeuh, tu nous l’allumes cette téloche ou quoi ? Fada, tu vas nous faire rater le match ! » José laisse la lettre de sa belle-mère Martha et le chef d’œuvre de sa petite-fille Mélody intitulé « un monsieur rigolo » sur le comptoir, croyant que ce titre lui était attribué. Avec sa bonne humeur du jour et ses kilos négligemment récoltés au cours de copieux repas entre amis, José va donner le coup d’envoi au petit écran, avec l’hymne national comme mise en bouche d’un jeu très suivi sur la planète Marseille !

Le psy rabat-joie de Madame Argentier
Au même moment : « Madame Argentier, que voulait dire votre petite-fille en vous rendant cette poupée de porcelaine ? » Prétextant aller voir son amie Louise à Aix-en-Provence, Marlène Argentier, belle femme de quarante ans, chef d’une petite entreprise de textile sur le déclin à Marseille et déjà grand-mère, allait depuis deux ans tous les jeudis après-midi consulter secrètement Monsieur Bertrand Legrand, le psychologue conseillé par cette amie même. « Je ne sais pas… je crois qu’elle fait un transfert par rapport à sa mère et ne veut pas faire comme elle. » Monsieur Legrand fronce les sourcils : « Je ne vous suis pas… ? » Marlène détestait quand il essayait de lui sortir les verres du nez. Elle savait très bien qu’il avait compris l’essentiel, mais sa thérapie consistait justement à lui faire dire dans les moindre détails ce qu’elle ressentait, avait vu ou entendu. Ces séances - qu’elle espaçait de plus en plus -, devenaient de véritables épreuves. Depuis quelques semaines, ils étaient arrivés aux portes de ces douloureux souvenirs, - portes qu’elle laissait scellées et ne laissait pour l’instant personne y pénétrer. Dire qu’elle était venue voir ce foutu Monsieur Legrand pour l’aider à justement oublier ! Mais la rengaine de ce rabat-joie était : « Il faut vous réconcilier avec votre passé, pour que vous soyez enfin apaisée… » Si elle venait encore le consulter, c’était pour sa petite Mélody, partie pour trois semaines en Ardèche avec sa mère, Martha – comment avait-elle pu lui faire cela !? « Madame Argentier ? Que voulez-vous dire par transfert ? » Agacée, Marlène se met debout, remet une mèche de ses longs cheveux blonds rassemblés en queue de cheval et - comme si elle dictait une lettre à sa secrétaire -, fait les cent pas dans la pièce en expliquant : « … et bien, elle ne voulait pas cette poupée, car c’était ma préférée quand j’étais enfant et je l’ai gardée précieusement toutes ces années…. » Monsieur Legrand hoche la tête pour l’encourager, tout en griffonnant quelques notes. « Elle pense sans doute que je voulais agir, comme sa mère agit avec elle. » Le regard inquisiteur de Monsieur Legrand l’irrite, mais elle poursuit : « Ma fille, Céline, nous a confié son enfant, qu’elle aime plus que tout, pour partir à la recherche de… oh Dieu sait quoi ! » Le ton de Marlène est monté, ses grands yeux bleu ciel le fixent durement, voulant clore l’entretien. Mais il reste encore une bonne demi-heure de consultation chèrement payée. « Madame Argentier,… Marlène, vous m’avez dit la dernière fois que vous voulez enfin vous débarrasser de ce passé qui vous fait si mal… Je reprends vos mots. », dit-il rapidement en reprenant des fiches enfouies dans un épais dossier mauve. Marlène, ferme les yeux. Son cœur bat la Chamade. Elle sait qu’elle doit enfin accoucher de cette histoire enfermée au fond d’elle depuis tant d’années, secrètement, dans le plus grand des silences et la plus triste des solitudes, auprès d’un mari trop occupé par son bar et ses amis pour y prêter attention.

Une sœur qui dérange
Pendant ce temps, Lisa a le cœur gros. Une vague de nostalgie lui soulève la poitrine : voilà bientôt six ans qu’elle a quitté la France, sa famille, ses études, pour suivre Edouard à Montréal. Bien sûr, elle aime sa vie au Québec, avec ses amis, son mari, son travail. Elle aime les saisons si marquées sur la terre canadienne, l’accent swinguant de ses nouveaux compatriotes... Mais la France, sa famille lui manque. Enfin, grâce à Internet, elle garde un contact régulier avec sa mère, au moins virtuellement. Ce matin justement un mail de France. Elle n’en revient pas : un message de Céline, sa sœur jumelle ! Voilà si longtemps, qu’elle n’avait plus de ses nouvelles. Cette sœur adorée, pourtant si différente d’elle, si exubérante, avec son esprit révolutionnaire et son insatisfaction perpétuelle qui la pousse à vivre les histoires les plus folles et les échecs les plus lourds. Le téléphone interrompe ses pensées. « Bonjour Chérie ! Tu as bien dormie ? Je n’ai pas osé te réveiller ce matin. » Lisa avale une gorgée de son thé au jasmin brûlant pour se dénouer la gorge et lui répond : « oui bonjour Edouard, j’ai bien dormi …. » Il s’inquiète : « tout va bien Lisa ? Tu as une drôle de voix ? » Edouard est à ses petits soins. Depuis des années ils essaient d’avoir un enfant, …mais en vain. Après une nouvelle insémination artificielle, la voilà de nouveau vouée à rester se reposer à la maison. Elle réajuste ses lunettes dernière lesquelles se cachent de petits yeux timides teintés de bleu et de gris: « Oui, ce n’est que ma sœur… elle m’a envoyé un mail et…. » Au bout du fil, Edouard s’impatiente : « Encore ta sœur ? Que va-t-elle nous inventer cette fois ?! » Pour ne pas inquiéter Edouard, elle ne parle que de ce qui pourrait sembler agréable : « Rien, tout va bien. Elle disait juste qu’elle avait beaucoup voyagé ces temps-ci, un peu partout en Europe. Elle semble avoir fait des rencontres étonnantes ! » Mais Edouard ne lui laisse pas le temps de finir : «Ce qu’il y a d’étonnant, c’est qu’elle puisse laisser un si petit enfant à tes parents et se prendre ainsi du bon temps, sans prendre ses responsabilités. Enfin bon chérie, je dois aller à ma réunion. Repose-toi et ne t’inquiète pas si je rentre tard ce soir. Je t’embrasse. » Et déjà le « bip » du téléphone se fait entendre. Lisa reprend le mail de sa sœur et reste pensive. Voilà presque deux ans que sa sœur erre comme une âme en peine d’aventures en aventures, à la recherche d’un « moi » qu’elle n’arrive pas à trouver au fond d’elle. La voici, à présent, partie pour une nouvelle quête, en voulant ouvrir la boîte de pandore de leurs grands-parents Martha et Pierre : ouvrir la maison fermée de Belfort, délaissée par tous depuis la mort de grand-père… alors qu’elles étaient si petites. Céline lui écrit vouloir mieux connaître son grand-père, ses ancêtres, mieux comprendre d’où elle vient, qui elle est. Son mail finit par cette phrase terrible : « J’ai besoin de connaître la vérité ! » Lisa pressent qu’il va se passer quelque chose ! Elle sait qu’il est tant de retrouver sa sœur, de l’aider à devenir enfin la maman de Mélody.

Découvertes déconcertantes
C’est à ce moment qu’au milieu d’une maison toute poussiéreuse où chaque chose est encore restée à sa place, comme figées par le temps, les pensées de Céline s’égarent. Assise par terre près d’une vieille malle trouvée dans le doux chaos secret du grenier de la maisonnette de ses grands-parents, la jeune femme tient une lettre à la main. Une centaine d’autres jonchent le sol éparpillées au milieu de nombreux petits carnets griffonnés par une belle écriture, qu’elle ne connaît que trop bien. Quel trésor, quelle trouvaille !…. Quelle horreur, quelle tristesse… La voici au bout du chemin d’une quête si pénible, si longue. Mais au bout de quoi ? Elle ne sait pas si elle doit se réjouir ou fondre en larmes. Comment a-t-on pu leur cacher tant de secrets, leur faire croire à tant de mensonges, à sa sœur et à elle ? Alors qu’elle était à la recherche de l’identité de son grand-père, cet être si intimidant, elle découvre les lettres d’un homme, un artiste tendre, aimant sa mère … et qui n’est pas son père de Marseille ! Au fond d’une caisse métallique, elle tombe sur un acte de naissance de sa sœur Lisa et d’elle où est inscrit : « père inconnu ». Elle fronce les sourcils. Les carnets de sa mère regorgent de poésie, d’amour, de jeunesse, de rêve… -« maman ! », murmure-t-elle étonnée, - puis d’esquisses, de dessins montrant d’horribles scènes, des mots violents les soulignent… Ses grands yeux bleu vert se remplissent de larmes. Céline quitte la maisonnette de Belfort en courant, prenant tout juste le temps de claquer la porte derrière elle. Fuir ces mots, ces vérités, ces souffrances… retrouver sa fille.
Mélody, oui la serrer très fort pour mordre la vie à pleines dents avec elle… ne plus la quitter, ne plus chercher, ne plus errer et respecter enfin le douloureux silence de sa mère qu’elle croit avoir trahi.

Reconnaissance
A cet instant précis l’homme s’approche de Martha. Il s’arrête. Il lui laisse le temps de le dévisager… « Vous ?! », s’écrie Martha. Elle est perplexe, puis ses pensées se bousculent. Mélody saute à ses côtés. Comme son arrière-petite-fille ressemble à… cet homme ! Prise de panique, Martha ne sait comment réagir, mais l’homme ne lui en laisse pas le temps. Il s’asseoit auprès d’elle en lui prenant la main, sous l’œil amusé de Mélody. « Voilà des années que j’attends un signe, dans l’espoir de revoir votre fille Marlène, de lui parler, de comprendre… » Martha n’a pas le temps de se ressaisir, il enchaîne aussitôt : « J’ai attendu longtemps votre fille ici. Puis un je suis partie vivre dans le nord. Je me suis marié et le suis resté pendant 7 ans, avant que ma femme ne demande le divorce…. Il y a quatre, je suis revenu ici, à Balazuc. J’ai acheté une petite maison. J’y ai installé un atelier de peinture. » Matha sent combien Matthieu a du mal à tenir ce monologue. Comme son mari avait été dure avec lui et elle si complice dans son silence ! Dans un dernier effort, il lui murmure : « J’ai de nouveau espéré un signe… et vous voilà ! » Martha lui serre la main très fort. Elle lui fait un signe vers Mélody qui suit une nouvelle bulle à travers le parc et sans réfléchir - comme pour réparer tout le mal qui a été fait -, elle lui souffle : « Voilà votre petite-fille !» Au même instant Mélody lance son regard malicieux vers ceux de son véritable grand-père. Yeux noirs dans yeux noirs, chevelures folles qui s’emmêlent pareil au vent. Voilà des jours qu’ils se sont reconnus sans le savoir. Martha pleure en silence et repense à sa fille si jeune, éprise de ce beau jeune homme, Matthieu, dont elle tombe enceinte, … « trop jeune ! », « …pas le bon parti ! », scandait son mari d’un ton militaire, « traînée ! », - « tu n’as pas arrêter de traîner dans les rues et voilà ce que tes rencontres ont comme conséquence ! », aurait-il voulu dire. Trop tard, cette étincelle, ce mot mal choisi dans sa colère paternelle n’a fait que jeter sa fille dans une fugue passionnée pour rejoindre l’amoureux. «Rendez-vous à Balazuc… », lui avait-elle télégraphié. Echappée d’une jeune romantique interrompue par ce viol dans ce maudit train qui l’a ramené à la maison de Belfort, l’a clouée au silence pendant si longtemps avant qu’elle ne se réfugie dans le travail, un mariage de raison avec le brave José de Marseille dégoté par le paternel et l’éducation pénible des jumelles….
Mélody tend la boîte de savon à l’homme assis à côté de son arrière-grand-mère et montre ses petites dents de lait étincelantes dans un beau rire contagieux, qu’il reprend de gaieté de coeur. Martha sourit : elle a le pressentiment que sa famille va enfin pouvoir retrouver l’insouciante légèreté de vivre, prendre le temps se retrouver enfin autour de gais repas et tisser avec soins de beaux souvenirs à leur petite Mélody, si accrochée à la vie !
Mélody et grand-père Matthieu s’élancent à présent ensemble à la poursuite d’une ribambelle de bulles multicolores qui s’élèvent dans les airs, vers un avenir où imaginaire et réalité sont déjà synonyme de bonheur !

Sabine