Destination : 73 , Chronique d'une fin annoncée.


La boucle

Il était là, éteint sous cette barrière de plomb dans la cour de l'ambassade, en l'attente d'un rapatriement imminent. Voyage sans retour, dernier voyage, en soute.

Elle était là, une lettre au bout de son bras ballant.

Elle l'avait mis en garde pourtant. Il ne tenait pas compte de ses inquiétudes. Il agissait en maître, en "chef" qu'il était de cette petite communauté. Il n'en faisait qu'à sa tête, sans autoritarisme, avec toujours ce sourire troublant qui habitait ses yeux et qui avait troublé le coeur de Myriam un an auparavant.

Elle l'avait trouvé bien maigre lors de leur première rencontre. C'est souvent le lot de ces volontaires qui volent au secours d'un pays en détresse. Ils ne sont jamais à l'abri des virus et autres micro-organismes destructeurs, dévoreurs de santé.

Elle l'aimait secrètement. L'aimait-il ? Entre eux la complicité était grande. Leurs métiers les conduisaient à oeuvrer ensemble.
Pourtant il lui arrivait de le suspecter de fomenter quelque ruse. Son imagination l'emmenait jusqu'à le soupçonner de trahison.
Elle l'avait vu à plusieurs reprises suspendre un geste à son approche et glisser rapidement ses mains dans les poches.

Quelle lubie, ces sorties nocturnes pour aller soulager une vieille femme à l'extérieur de la ville ! Il voulait y aller seul, elle insistait. Alors ils traversaient le vieux cimetière, un raccourci disait-il. Chaque fois il prétextait un essoufflement, demandait quelques minutes de repos au pied du grand cèdre. A peine s'ils se voyaient dans la faible clarté des étoiles. Lui, assis contre le tronc de l'arbre, elle, épiant le moindre bruit. Rien pour les protéger, pas de stèle, pas de monumental tombeau, un grand champ semé de pierres.
Au loin dans les montagnes, ils percevaient des tirs isolés. La guerre était finie, mais ils n'étaient pas à l'abri d'un franc-tireur, d'une balle perdue. Des hommes, très jeunes parfois, à peine sortie de l'enfance paradaient, kalachnikov en main.
Elle avait croisé des regards sombres qu'elle ne savait lire mais qui faisaient courir des frissons sur sa peau.
Pour elle, tout était menace.
Lui, il riait, il riait toujours. Elle aimait voir ses yeux se plisser, la peau de ses pommettes hautes et décharnées se tendre, ses lèvres s'étirer. Elle savait qu'au bout il y avait ce rire qui reflétait toute la tendresse, la générosité, la simplicité de cet homme, un rire clair qui s'épuisait toujours dans un fond de mélancolie.
Quel secret cachait-il ?

Il était bien ici, il se sentait chez lui. Pourtant il connaissait si peu ce pays qui l'a vu naître. Quand les premiers troubles ont commencé, ses parents ont fui. Ce n'était qu'un enfant. Il a grandi, a appris, s'est fait des amis, a étudié en France. Quand ses parents ont décidé de rentrer au pays, il ne lui manquait plus que son doctorat. Il est resté.

Depuis un peu plus d'un an, il est revenu au sein d'une ONG, secourir ses compatriotes. Un mois plus tard, elle arrivait à son tour. C'était sa première mission humanitaire. Doutes, difficultés, incompréhensions la tourmentaient parfois quand sa charge lui laissait le temps de s'apitoyer sur elle-même. Il était toujours là pour la rassurer, lui rendre son enthousiasme des premiers jours.

Vint le soir où il lui dit qu'il devait s'absenter un certain temps. Il laissa les instructions, savait qu'elle pourrait assumer le travail. Elle lui a demandé de prendre soin de lui. Elle le trouvait fatigué, encore plus amaigri. Il a posé sa main sur son épaule, a souri et s'est éloigné en lui souhaitant une bonne nuit.
Le lendemain, à la première heure, il était parti. Elle ne l'a jamais revu.

On l'a retrouvé quinze jours plus tard dans une masure de ce petit village où il l'avait emmenée un jour et qu'il disait être le berceau de sa famille. Il gisait mort sur un grabat, une vieille femme veillait, accroupie dans l'ombre, près de lui.

Un rapide examen a conclu à une mort naturelle. On était en plein mois d'août, il faisait chaud et humide, on l'enferma bien vite dans ce cercueil de plomb.

Elle était là, dans la cour de l'ambassade, une lettre à la main.
N'ayant plus de ressource face à la maladie qui le rongeait inexorablement, il avait programmé sa mort. Il a voulu finir là où il avait commencé et souhaitait rester sur la terre-mère. Hélas, les autorités en ont décidé autrement.
Il ne sera pas enterré sous le cèdre du vieux cimetière.

Mireille
Le 10 septembre 2006

mireille