Destination : 83 , Lettre(s) à Dieu


Mon fils,


Mon fils,


Voilà longtemps que je ne t’ai pas écrit. Je te parle souvent, tu me réponds parfois, mais t’écrire… Tu me réponds parfois quand tu en as le temps, toi qui es tellement au-delà du temps, tellement au-delà et infiniment présent aussi.
Je sais, tu sais, nous savons. Nous savons, nous les mères, combien nos fils ne sont pas à nous, flèches jaillissant de nos ventres, tirées vers l’avenir, nous échappant dès la naissance.

Cette naissance si paisible finalement après que nous ayons toqué en vain à cent portes closes. Cette naissance dans l’ombre, dans la paille, dans la présence des animaux… Et Jo, après nous avoir aidés, Jo tout encombré de ses grosses mains.
Jo. J’aimais ses mains, douces, fermes et caressantes sur le bois ; douces, fermes et caressantes sur ma peau. J’aimais ses mains chaudes et ses yeux avec un peu de doré, la manière dont sa barbe me chatouillait le cou, sa poitrine si grande, si confortable quand il s’endormait enfin. Mon Jo tourmenté, mon Jo tendu, comme un arc parfois ! Ce souvenir me fait encore rougir un peu mais je sais que tu sais ce que furent nos échanges, comment et avec quelle fièvre se parlèrent nos peaux, nos bouches, nos mains, quand le cœur de mon ventre lui était interdit.

« Mon fils », le dire, l’écrire, te l’écrire, « Mon fils » ! Toutes les mères du monde ont-elles ce petit frémissement de fierté quand elles prononcent : « Mon fils » ? Que nous sommes bêtes !
Je pouvais sacrifier chaque moment du jour ou de la nuit pour prendre soin de ce bébé, mon bébé, mon tout petit, mon si fragile… Tout ça pour te voir, dès que tu as su trotter, galopin qui filait le cul nu, à peine ta bouillie avalée, qui filait rejoindre ses « pocains ».
Tu n’as pas parlé vite, ni facilement, tu étais tour à tour gai et songeur. Tu nous regardais, ton père et moi, avec cet air à la fois sage et distant. Nous savions bien que déjà tu étais en chemin. Nous pensions qu’être tes parents ne serait pas facile.
Ce ne fut pas facile en effet, ni pour Jo, ni pour moi. J’ai eu mes joies et mes chagrins de mère, mes fiertés et mes larmes. J’ai eu mon content de ce que la vie peut distribuer de violence et d’apaisement. Dans tous les cas, tu y avais largement ta part.
Ce fut dur aussi pour Jo qui comprenait mal que tu sois si différent, qui aurait voulu te donner ses outils. Mon Jo, mon époux tourmenté, mon homme jamais comblé. Est-ce qu’il ne s’ennuie pas un peu avec vous tous ? Y a-t-il quelque belle pièce de bois sur laquelle faire crisser son rabot ?

Je suis un peu lasse depuis quelques jours, tu le vois sans doute. Je ne mange plus beaucoup. Si ! Une figue hier, enfin, la moitié d’une, que m’a coupé le petit voisin en amenant ma cruche d’eau. Elle reste bonne cette eau de puits, avec son léger goût de terre et de roche. Jo prétendait qu’elle sentait la poussière, tandis que le vin au moins…
J’aime ces journées qui s’étirent et que j’étire encore depuis le banc qu’il avait installé près de l’entrée, sous l’olivier. En saison, il faut faire attention avant de s’asseoir.
Je vois vivre le village, je vois le soleil pousser doucement les ombres, je vois voler la poussière, dormir le chat et l’arbre respirer. Je te vois tout le temps en somme.
Les nuits sont longues, beaucoup plus longues. Je ne pense pas que je rentrerai dans la maison ce soir. Je resterai là désormais, ce banc est large. Le froid du dehors ne m’atteint guère, il me vient du dedans.
Je suis un peu lasse, mon fils. Merci pour tout.
A très bientôt si tu le veux.
Tendrement,
Marie.

ZK

zefirin kopec