Destination : 101 , L'autre c'est moi *
féroces cannibales
Féroces cannibales
A l’Exposition Coloniale de Vincennes, dans son enclos le cannibale s’ennuie.
A heure régulière il sort de sa case en pisé, escalade le palmier en plastique vert bouteille avec l’aisance d’un chimpanzé, pousse des cris sauvages en montrant ses dents aux gens. Les gens ont très peur. Ils sont contents. Ils sont venus pour ça, les gens. Voir les cannibales.
C’est écrit, en grosses lettres rouges, sur la pancarte, devant l’enclos : « Féroce Kanak cannibale. Attention ! Il est dangereux de s’approcher. Interdiction de donner à manger aux animaux ! » Dans la boue, devant la case, s’entassent des os, des morceaux de barbaque bien rouge, bien saignante. De temps en temps il s’y vautre goulûment, mord la viande à pleines dents, puis tourne son groin barbouillé de sang vers la foule fascinée. Parfois, pour s’amuser, il se rue sur la clôture, dans un assaut furieux. Les enfants hurlent, se réfugient dans les jupes des mères horrifiées. L’effet est garanti. Il joue très bien le cannibale.
Il a hésité longtemps, Marcel, devant la petite annonce : « Cherche cannibales pour l’Exposition Coloniale. CDD, bien payé, nourri, logé. Nègres uniquement. » Il a fait tous les boulots, Marcel : videur de boîte, éboueur, balayeur des rues, homme à tout faire. Même cuistot. Pas facile, pour un Kanak, de trouver du travail à PariS ; Pour une fois qu’on en crée un exprès pour lui… Bien sûr, il n’est pas plus cannibale qu’un Parisien bien blanchi, et puis, c’est un peu humiliant, de jouer les primates en pagne pour épater les bourgeois. Mais, après tout, si les badauds sont assez bêtes pour frémir devant ses grimaces anthropophagesque de Kanak en toc…
Au début ça l’amusait, de faire peur aux gens, aux femmes surtout, de voir leur nez pincé, d’entendre leurs gloussements de dindes effarouchées :
« - Un cannibale ! Comme c’est curieux ! Mais, mais… Celui-ci est presque nu, ma chère ! C’est d’un indécent !
- Vous savez ce qu’on dit ? On dit… qu’ils sont… très bien… vous voyez ce que je veux dire ?
- Oh, vous êtes sûre ? Ma foi, on ne voit pas très bien, avec son cache-« truc »… Des étalons, vous dites ?
- Oui, montés comme des ânes ! Moins ils en ont dans le crâne, plus ils en ont…
- Dans le pagne ! Oh, comme c’est drôle !... Et cette chose, là, devant sa case… C’est… de la chair humaine, vous croyez ? Ils ne mangent que cela ? Et le pop-corn, vous croyez qu’on peut lui en jeter ?
- Non, c’est écrit sur la pancarte : interdiction de donner à manger aux animaux.
- Oh ! Cette odeur ! Cela pue horriblement. Forcément, toute cette viande, avec ces mouches…
- Ce n’est pas la viande : tous les nègres sentent comme cela, il paraît.
- Ah, bien, faut pas être dégoûtée !
- Ce ne sont jamais que des singes, finalement. Sans les poils.
- Eh bien, moi, je ne me sens pas l’âme d’une guenon ! »
Ah ! Leurs cris, quand il faisait mine de vouloir leur sauter dessus ! Ah, il s’amusait bien !
Et l’accoutrement des hommes, leur casque colonial estampillé « StanleyLivingstone », acheté trois sous à la boutique de souvenirs ! Et leur fierté de conquérants bedonnants, de « missionnaires de la civilisation » ! C’était d’un drôle !
Mais il s’en est lassé. Ils sont si routiniers, si prévisibles. A présent leur bêtise l’écoeure. Chaque soir, quand les portes de l’Exposition se ferment, il retourne au vestiaire, remet son pantalon, sa veste, son béret, se replonge dans la jungle de béton, dans la ville sale. Prendre un pain, en passant, à la boulangerie… Il rêve. Il rêve de lointains paysages, de forêts non souillées, de sa fiancée restée au pays, et qui l’attend. Il est son héros, l’aventurier parti faire fortune, l’explorateur d’étranges territoires. Un jour, il retournera en Kanaquie, il lui décrira ces peuplades bizarres, il lui racontera comment, dans l’exotique Paris, les tribus blanches mangent du cannibale.