Destination : 122 , Changer la vie


armistice

Armistice



Deux ans, déjà. Deux ans qu’ils rejouent le Chemin des Dames et des Maris, le Verdun conjugal, le grand carnage des illusions, la drôle de guerre des couples sclérosés. D’une tranchée à l’autre, ils échangent vaguement quelques obus, quelques missiles, quelques fusées éclairantes :

« Passe-moi le pain. Tu rentres à quelle heure ? N’oublie pas de descendre la poubelle. Où tu as mis mes chaussettes ? »

Il y eut tant d’attaques furieuses, de cris, de hurlements de bêtes sauvages, griffes et crocs tirés comme des couteaux, l’insulte à la bouche, tant de reproches mordants, d’allusions blessantes, de phrases assassines, d’ironies coupantes comme des rasoirs ! Ils se déchirèrent à si belles dents, s’étripèrent, se fouillèrent les entrailles si sauvagement ! De ces combats féroces ils sortaient pantelants, l’âme en sang, le cœur en lambeaux.

Peu d’assauts, désormais. Ils économisent leurs munitions, planqués dans leurs retranchements, recouvrant frileusement leur solitude des maigres oripeaux de la routine quotidienne. Ne pas montrer qu’on gèle, qu’on jeûne, qu’on crève la bouche ouverte, le cœur nu. Les baïonnettes se rouillent. Plus la force de s’éventrer. On dure. C’est si dur, de durer !

Un soir, pourtant, alors qu’elle étale ses sempiternels tarots sur la table de la cuisine, scrutant d’un œil de myope un avenir obscur, il sort de sa tranchée :

« Que disent les cartes ? » tente-t-il, d’une voix tâtonnante. Elle hésite. Esquiver ? Refuser le combat ? « Peut-être disent-elles quelque chose pour nous deux ? » rajoute-t-il doucement. Agite-t-il le drapeau blanc ? Tant pis, elle se lance.

- Elles parlent de séparation, Pierre. Et de disputes.

- Il n’y aura pas de dispute. »

Elle en est sidérée. Il y eut tant de colères ! Tant de fois sa voix, tendue comme une corde de violon, miaulant atrocement à ses oreilles, pour un rien : un papier à remplir, cinq minutes de retard, un embouteillage. Ah ! Les embouteillages ! Elle en était tétanisée d’avance ! Les cris, les insultes contre la voiture de devant, contre ces connards de feux, et ces travaux de merde… Et pourquoi avait-il fallu venir la chercher à la gare, hein ? Tu n’aurais pas pu rentrer en métro ? Mais madame est toujours fatiguée ! J’en ai marre d’être le larbin de service !...

Et ça ne s’arrêtait jamais. Il ne se taisait jamais. Sa voix montait vers les aigus, sa voix miaulait comme un violon qu’on écorche, et pas moyen de fuir, pas moyen de se désincarcérer de cette prison de tôle et de cris. La rage la prenait, une rage muette, une envie de meurtre. Le tuer. Le tuer, oui. Qu’il se taise ! Qu’il la ferme, enfin ! Elle se mordait les doigts jusqu’au sang pour ne pas hurler, ne pas devenir folle, hystérique, comme lui. Tout, pour que ça cesse. Pour qu’il disparaisse de sa vie. Tout.

Le divorce, bien entendu.

Deux ans qu’elle attendait, qu’elle espérait, qu’elle appréhendait. La tempête. La délivrance. La séparation des combattants. L’armistice. Deux ans qu’elle hésitait, au bord du précipice. Et voilà. Ca y est. Dans sa poitrine, dans sa gorge, dans ses tempes, son cœur bat comme un tocsin. L’armistice.

Elle s’était attendue à tout : les cris, la jalousie, l’ironie, le mépris : « Refaire ta vie, à cinquante ans ! Tu n’y penses pas, ma pauvre fille ! Tu t’es vue ? Qui voudrait de toi ? Un gigolo ? » . Les coups, peut-être : ses mains s’abattant sur elle comme des battoirs, leur étau serrant sa gorge, pour l’étouffer…Ou bien, pire, le suicide : Pierre hurlant, pied au plancher, la voiture lancée à fond sur l’autoroute, comme une balle de revolver, l’ensevelissant dans sa mort, l’empêchant à jamais de respirer, d’exister. Elle s’était attendue à tout, sauf à ça : ce calme, cette acceptation résignée.

« Il n’y aura pas de dispute »

Sans doute était-il épuisé, lui aussi, par cette guerre d’usure : usé, râpé, lessivé. Voilà qu’ils émergeaient tous deux de leurs tranchées sordides, hâves, blêmes, tremblants, osant à peine se regarder, se toucher, prêts à s’effondrer dans les bras l’un de l’autre, pleurant comme des gamins vieillis sur leur vie en ruines.

La guerre est perdue. La guerre est finie.

Il n’y aura pas de dispute.









josee