Destination : 122 , Changer la vie


LE SAUT A L'ELASTIQUE

Grand-mère est bien harnachée. Elle a monté trois marches improvisées et la voici en équilibre sur le parapet du pont. « Regardez droit devant vous ! » crie l'organisateur. Grand-mère regarde la pointe de ses pieds. Naturellement, grand-mère n'écoute pas, fait ce qui lui plaît, comme demander pour ses soixante cinq ans un saut à l'élastique en guise de cadeau d'anniversaire. Cocasse. Vous imaginez la tête de la famille !

Oh ! Pardon, grand-mère c'est moi. Jusqu'à présent j'ai fui le vide parce qu'il m'attirait. Ce saut à l'élastique est une sorte de thérapie. Il était temps.

Au dessus de ma tête du bleu, dérangé timidement par quelques cirrus échevelés, en bas un affluent intrépide qui bouillonne, au milieu, moi et mes soixante cinq ans.

Je sens brusquement son souffle froid et j'entends sa voix aigrelette : « Qu'est-ce que tu fiches là ? ». Ce n'est pas la peur qui m'interpelle ainsi, c'est la dérision. La peur je parviens à l'assommer sur le plancher de mes envies, mais la dérision avec son rire sardonique, sa bourrade faussement amicale et son hochet favori qu'elle agite devant mes décisions : la crainte du ridicule. Je dois composer sans cesse avec la dérision. Elle me gâche tous mes petits plaisirs.

« Mammy, si çà ne t'amuse plus, on peut partir.» Futé mon petit-fils, il a du repérer un changement dans mon attitude. Je tourne un peu la tête vers lui et je souris. Tu as encore beaucoup à apprendre sur moi, mon chéri, quand j'ai décidé quelque chose, je m'y tiens.

Je plie les genoux et je saute. Pourquoi avais-je pensé que je planerais ? Que je me sentirais légère, libre ? Je fonce en pierre tombale vers l'eau. Je n'ai pas fermé les yeux, malgré un vent épais que je fends et c'est ainsi que j'ai vu sur la droite, un homme qui depuis la rive lançait un paquet dans l'eau. Un étrange paquet foncé, ficelé. Un paquet qui pouvait contenir...allons réfléchis vite, un paquet de cette taille, de cette forme, ce paquet contient ... un corps ! Bravo! Mais encore : Le corps d'un ...enfant. Seigneur pourquoi fallait-il que j'assiste à ce forfait ?

Le ciel m' ingurgite brusquement. J'ai une furieuse envie de vomir. On m'attrape. Applaudissements, photos, cacophonie. Je dis violemment « Vite, conduisez moi au commissariat ou à la gendarmerie la plus proche. J'ai été témoin de quelque chose de terrible.».



Ce jour là, à cette heure là, à cet endroit là, j'avais effectué un saut à l'élastique pour une raison qui n'était pas celle que j'avais imaginée.





FIN

EVELYNE W