Destination : 126 , Rentrée philo


LA MORT ET LES VIEILLES DEMOISELLES

LA MORT ET LES VIEILLES DEMOISELLES



Lorsque Mademoiselle Marguerite mourut soudainement, on s'interrogea un peu à la maison de retraite « Mon beau verger », elle semblait en si bonne santé et puis on oublia. Puis vint, assez rapidement, le tour de Mademoiselle Julie, tellement joyeuse et pleine d'entrain. Des sourcilles se haussèrent, des fronts se plissèrent mais on opta pour un fatalisme arrangeant. Cependant, lorsqu'un frileux matin de la semaine suivante, on découvrit que Mademoiselle Rita ne chanterait plus, ne se dandinerait plus sur des airs de Fox trot, bref se réveillerait plus jamais, le directeur de l'établissement demeura quelques temps dubitatif, perplexe et finalement très agacé. Que faire ou ne pas faire devant ces trois morts étranges ? Pratiquer une autopsie ? C'était juste bon à s'attirer des ennuis. Après tout ces pensionnaires étaient d'un âge avancé, célibataires, sans famille, ni amis et de surcroît sans aucune fortune personnelle. Ce fut la bienveillante fosse commune qui accepta sans façon les cercueils anonymes.

Heureusement les scrupules du directeur furent balayés d'un coup quand arriva un mois août chauffé à blanc en enfer. Ce mois, ordinairement sympathique, mania avec tant de dextérité sa faux solaire, que plus de dix mille vieillards ne virent pas septembre et que s'improvisèrent des fosses communes.

J'étais auxiliaire de vie auprès de Mademoiselle Bernadette qui, peu à peu, s'enfonçait dans le marécage impitoyable de la maladie d'Alzheimer. Je respectais sa sévérité, sa rigueur, son goût pour le dépouillement. Elle affectionnait le bleu marine qui aggravait la pâleur de son teint et pour toute coquetterie, elle nouait à son cou une cordelette sombre qui supportait sans peine une modeste croix en bois d'olivier. Elle avait brutalement quitté un noviciat choisi en déclarant « Dieu ne m'aime pas !».

Je fus surprise le jour où je découvris dans sa commode, alors que je rangeais du linge, un collier, une paire de boucles d'oreilles et une broche. C'étaient des bijoux fantaisie de forme ancienne, sans valeur apparente. « Et si pour votre anniversaire vous portiez vos bijoux Mademoiselle Bernadette ?» Avais-je demandé innocemment. « Des bijoux ? Quels bijoux ? Je déteste les bijoux ». Puis son regard s'était mit à errer en bête prisonnière et elle avait dit terrifiée « Où suis-je ? ».

La mémoire de Mademoiselle Bernadette se fit de plus en plus capricieuse. Pour la calmer, la distraire, l'amuser, je décidais un jour de lui faire porter les bijoux que j'avais découverts. A mon étonnement, elle accepta avec une joie enfantine. Je la conduisis devant un miroir afin qu'elle puisse s'admirer. Ce fut horrible. Mademoiselle Bernadette cria « Là, là, elles me regardent. Elles sont venues pour me punir. Au secours. Pitié ! Je vous demande pardon. Je vous demande pardon ». Elle se mit à genoux, se martela la poitrine puis s'effondra. Le médecin arriva précipitamment mais ne pu que constater sa mort. Je comprenais, hélas tardivement que Mademoiselle Bernadette n'avait pas reconnu son reflet dans la glace, la maladie ayant effacé jusqu'à ce souvenir si intime, mais alors qui avait-elle vu ? Pourquoi tant de désespoir ? Pourquoi ces gestes de contrition ?



A son enterrement, un vieux monsieur replet se tamponnait les yeux avec un mouchoir raffiné. C'était l'ancien directeur de la maison de retraite « Mon beau verger ». Comme il avait apprécié l'employée modèle qu'était Mademoiselle Bernadette ! si patiente, dévouée et tout à la fois sévère et généreuse. Elle s'était liée d'amitié avec trois pensionnaires à qui elle avait offert des confitures qu'elle fabriquait avec les fruits du verger de l'établissement. Il parlait d'elle avec la tendresse qu'éprouve un maître à l'égard d'un chien dévoué quand soudain, à la stupeur de la modeste assistance, il fourra brusquement son mouchoir dans sa poche et s'éloigna à pas précipités vers la sortie en marmonnant « Mon dieu, mais ce n'est pas possible ! non ce ne pouvait pas être elle !»



Notre mémoire est un singulier animal : elle fait ressurgir, sans crier gare, des souvenirs que nous voulions enfouir à tout jamais et escamote ceux que nous aurions tant aimer conserver.



FIN

EVELYNE W