Destination : 141 , Hopper avant l'arrière saison


A L'INTERIEUR LOUIS ARMSTRONG JOUAIT ET CHANTAIT WEST END BLUES

Juin 1939



Appuyée contre la bay window JOY suait dans sa robe de soie sauvage, verte. Trop habillée et trop moulante cette robe, se reprochait-elle. Elle se sentait ridicule, misérable et laide.



Il l'avait invitée à « faire le tour de sa bicoque ». Comment doit-on s'habiller pour ce type d'escapade ? Le drame était qu'elle voulait le séduire. Elle avait choisi cette robe, qu'elle détestait à présent, pour l'approcher, l'appâter, risquer un geste tendre, qui sait ... et tout allait de mal en pis.



D'abord il était arrivé en retard, très en retard. Anxieuse, elle avait donc commencé à suer assise près de son téléphone à marmonner comme une vieille bigote : « Mon Dieu faites qu'il vienne, mon Dieu faites qu'il vienne... » Des coups de klaxon lui avait rendu sa joie de vivre.

Il s'était à peine excusé et avait roulé vite, trop vite. Elle avait enfoncé ses ongles soigneusement peints dans les accoudoirs de cuir. Il avait dû percevoir sa crispation et en riant avait dit : « Charlotte adore la vitesse ! Pas vrai ma beauté ? » Charlotte était un magnifique Colley qui occupait voluptueusement le siège arrière de sa Lincoln Zephyr. Quel nom idiot pour un chien avait pensé JOY et immédiatement elle avait prise en grippe l'animal. Elle savait que c'était une attitude injuste et stupide mais elle s'enfermait dans son jugement.



La bicoque était une sorte de superbe chalet d'une blancheur vibrante de l'époque victorienne, dans le style « Queen Anne » parfaitement restaurée. JOY ne réprima pas une exclamation d'émerveillement. En revanche pour atteindre le porche d'entrée, il fallait s'enfoncer dans un haut gazon, brûlé par un féroce soleil de juin. Chaussée de talons hauts, JOY marchait maladroitement. Elle sentait mille petites piqûres d'insectes jusqu'en haut de ses cuisses. Irritée, elle baissait la tête et serrait les dents. Charlotte, loin devant, bondissait, chassait les papillons, jappait de bonheur. Retrouver vite mon sens de l'humour, se disait JOY, ce rendez-vous est si important. « Vous avez trucidé votre jardinier ? » « Pire ! Je lui ai accordé des vacances et il est parti avec la cuisinière, cet ingrat » Lui avait-il répondu joyeusement en ouvrant la porte d'entrée. JOY avait pris le temps de le regarder avant qu'il soit happé par l'obscurité intérieure de la maison.



RONALD TAYLOR était un beau quinquagénaire, c'est certain. Longiligne, athlétique, éduqué, brillant, drôle ... JOY aurait pu encore citer une dizaine de qualificatifs élogieux. Elle devait l'admettre : elle était tombée amoureuse de lui et ce dès leur première rencontre. Un coup de foudre devant les rhododendrons hybrides de cet incroyable Mr. DEXTER qui avait fait la renommée de CAP COD. Tandis qu'elle se penchait pour admirer de plus près une variété, lui relevait brusquement la tête. JOY avait reçu un coup au menton qui l'avait fait crier et lâcher quelques larmes. Il avait voulu l'emmener à l'hôpital, lui offrir des chocolats et lui faire boire du champagne. Elle s'était mise à rire de bon coeur. Déjà conquise, accrochée à son bras, elle lui avait fait visiter sa galerie d'art qui se trouvait tout près. Il avait fait des remarques pertinentes sur les oeuvres exposées. Ils s'étaient trouvés une passion commune pour TURNER. Ils décidèrent de se revoir vite. Il l'appela JOY, elle osa : « A bientôt RONALD ».



L'intérieur de la maison était tout aussi exceptionnel que l'extérieur : un savant désordre d'objets curieux et précieux ramenés de pays lointains. Ils montèrent à l'étage. JOY commençait à rosir de bonheur. Soudain le téléphone sonna. Il l'abandonna brusquement, dévala l'escalier et décrocha vivement : « Vous avez demandé la police, comment puis-je vous aider ? Salut vieux ! Quoi pas drôle. Dans le secteur ! Mais bien entendu, aucun problème, rappliquez tout de suite. Je suis formidablement content ! ». Il raccrocha en sifflant.

JOY était décontenancée. Elle se sentait exclue de sa joie. Sa présence devenait inutile, incongrue. Il aurait fallu qu'elle parte vite. Il cria « Descendez ! Je mets un disque de jazz sur le phonographe et je prépare un Martini. LESTER YOUNG, COUNT BASIE ? » Elle répondit tristement en descendant les marches à pas timides : « Oh ! Moi, le jazz » « Alors ce sera LOUIS ARMSTRONG. Je vous préviens je ne m'en lasse pas ! »



Il revint avec des verres ventrus et colorés. « Je suis si heureux ! Mon fils va arriver avec mon ex-femme. Il voulait que sa mère connaisse enfin la douceur de vivre à CAP COD. Je suis soulagé, ils ont décidé de quitter la FRANCE et de s'installer probablement à NEW-YORK. C'est la foire universelle qui a pesé dans la balance. Elle a dû admettre que les ETATS-UNIS avaient autant d'imagination et de savoir-faire que l'Europe. Et puis l'Europe est devenue irrespirable depuis que Herr HITLER joue la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le boeuf. Je suis très inquiet pour les juifs d'Europe. Mon ex-femme est française et juive vous comprenez ? » JOY sirotait distraitement son Martini. Non elle ne comprenait rien, sauf qu'elle était terriblement malheureuse et que cela lui donnait mal à l'estomac.



Il l'invita à sortir, s'assit sur la première marche de l'escalier d'entrée et lança les restes d'un gant de base-ball à la chienne. « CHARLOTTE et DAVID seront bientôt là » dit-il doucement. Malgré la chaleur oppressante, JOY frissonna. Elle comprenait à présent le choix du nom de la chienne. Elle avait croisé les bras fortement sur son estomac souffrant.



Brusquement la chienne joueuse avait pointé les oreilles et tourné le museau vers l'entrée de la propriété.

La nuit, subrepticement, effaçait les feuillages.



A l'intérieur LOUIS ARMSTRONG jouait et chantait, encore et encore, WEST END BLUES.





FIN

(Titre du tableau : SOIR AU CAP COD - 1939)

EVELYNE W