Destination : 152 , L'autocar Ailleurs


Un passager indésirable

La vieille micheline parcourt les kilomètres sous un soleil accablant. Dans le compartiment, les rares passagers tentent de se rafraîchir par les fenêtres ouvertes qui laissent passer un courant d'air plus chaud qu'autre chose. De ma place, je les vois tous : la petite mamie qui somnole, son sac à main bien coincé sous son bras, la jeune femme et son petit garçon, le gentleman aux beaux yeux et au sourire doux, et enfin, Lui. L'individu. Avec son air inquiétant, il pourrait être directement sorti d'un film de gangsters. De son siège, lui aussi a vue sur tout le monde dans le wagon. Y compris sur moi. Malgré la chaleur, il a conservé son chapeau et sa veste de costume. Il se dégage de sa personne une impression de menace que je ne peux expliquer.

Les autres passagers ne semblent s'apercevoir de rien. La jeune femme essaie d'occuper son fils qui, énervé par le confinement et le manque de fraîcheur, ne veut plus rester en place. Délaissant ses petites voitures, il entreprend alors de quitter son siège et se faufile dans l'allée. Tout en faisant semblant de lire, je ne perds pas une miette de la scène. Figé au milieu du passage, l'enfant cherche chez l'un d'entre nous la possibilité de se distraire de la longueur du voyage. Je vois sa tête se tourner vers l'homme en question. Très vite, il détourne son regard en effectuant un pas en retrait vers sa mère. Mon instinct ne m'avait donc pas trompé. Je lève les yeux et nos regards se croisent : le mouvement de recul du petit ne lui a pas échappé. Un frisson me parcourt. Je fixe aussitôt mon attention sur le livre qui tremble entre mes mains. Mon cœur bat la chamade et je me sens devenir écarlate. Les mots dansent sans que je puisse en fixer aucun. Me regarde-t-il encore ? Je n'ose m'en assurer.

Le petit garçon semble s'être remis plus vite que moi : le voilà à nouveau dans l'allée. Il scrute cette fois-ci le visage avenant du gentleman aux beaux yeux. Un sourire lui vient naturellement aux lèvres, et ayant eu la même réponse d'autre part, il s'enhardit à l'aborder.

« Michel, n'embête pas le monsieur ! »

La remontrance de la mère ne semble pas affecter la démarche de l'enfant.

« Laissez, il ne me dérange pas », déclare l'aimable passager avec un sourire à faire fondre toutes les résistances.

Puis sortant un paquet de cartes de sa poche, il entreprend de les faire découvrir au jeune garçon. Un mouvement me fait porter les yeux sur l'inquiétant bonhomme. Il semble agité, comme prêt à bondir et je sens sa fureur de la place même où je me trouve. Un rapide coup d'œil m'apprend que la petite mamie contemple avec ravissement le spectacle de l'enfant découvrant un nouveau jeu. La mère fait de même, son regard, toutefois, s'attachant davantage aux mains aux longs doigts qu'à celles, potelées, de son fils. Je suis donc la seule à avoir conscience de l'état de nervosité croissant de l'individu que tout le monde semble ignorer.

La micheline ralentit son allure, annonçant ainsi le prochain arrêt. Dans un grincement de freins strident, le wagon s'arrête enfin. Les portes s'ouvrent et seul un homme entre dans le compartiment. Alors qu'il remonte l'allée, le petit garçon, inquiété par le mouvement, part se réfugier contre sa mère. Tout alors va très vite. Lorsqu'il arrive à sa hauteur, le nouveau passager se jette sur le gentleman et le plaque à son siège. Au même moment, l'homme au chapeau bondit et lui prête main forte. Puis, se tournant vers nous, il glisse sa main sous sa veste et sort son insigne de police en nous disant de ne pas bouger de nos place. Que l'homme qu'ils viennent d'arrêter est un dangereux criminel et que nous n'avons rien à craindre. Effectivement, des menottes brillent aux poignets de celui-ci qui, furieux, invective les policiers.

Tandis qu'ils l'entrainent vers la sortie, je sens le regard qui m'avait tant terrifié chercher le mien et le croisant dorénavant sans crainte, je capte un rapide clin d'œil et un sourire en coin qui m'est destiné. Les portes se referment. La micheline se remet en route. Personne n'a bougé. Pas un mot ne fuse. Une remarque me vient à l'esprit, souvent prononcée par ma grand-mère, toujours très avisée : « Ne jamais se fier aux apparences ! »



LYDIE F