Destination : 151 , De Père en fils


LE COUCOU

J'avais connu Julien un soir de bal de 14 juillet. D'habitude je restais le derrière collé à la chaise de plastique en buvant lentement, à la paille, un coca-cola. Je me fichais bien de ne pas danser, de ne pas être invitée, de ne pas être remarquée. J'étais là pour regarder les autres se dandiner maladroitement et je rigolais. Soudain, quelqu'un m'avait caché le pitoyable spectacle. J'avais levé la tête, mi-surprise, mi-grognon. Incroyable ! Il n'était ni moche ni vieux et il avait un sourire à faire fondre toutes mes réticences.

« Voulez-vous danser ? »

Allais-je me lever si facilement ? J'optais pour une moue triste : « Je ne sais pas danser ».

Ses mains m'avaient saisie fermement « Je vous guiderai ».

Comme nous avons tourné. J'étais dans un ailleurs flottant. Vaincue, j'avais posé ma joue sur son épaule.

Je suis tombée amoureuse de lui à cet instant.



Je le rencontrais en cachette tous les jours. Je sentais l'oeil soupçonneux de mes parents, particulièrement celui de mon père, pointé sur moi à chaque fois que j'ouvrais la porte d'entrée. Puis un jour il lâcha : Il faudra que tu nous le présente ! » et ma mère d'ajouter : « Invite le donc à dîner ce soir. Je vais préparer une salade landaise et des fraises au sucre ». J'avais crié en m'enfuyant : « On verra !».



Il avait accepté ce dîner avec une spontanéité et une joie qui m'avaient interloquée. Il m'avait planté là en disant : « Il faut que je me fasse beau et je vais acheter des fleurs pour ta mère ».



Quel beau repas de famille ce fut ! Les fenêtres étaient ouvertes sur la campagne câline. Le soleil, goguenard, nous observait d'un énorme oeil orangé. Des oiseaux essayaient de chanter en coeur tandis que papa nous obligeait à écouter DALIDA. Ma mère riait comme une jeune fille aux compliments de Julien. Ils avaient même débouché une bouteille de champagne, ce qui aurait été inconcevable avant l'arrivée de ce nouvel héros.



Julien écoutait avec un profond sérieux les propos bêtes de mon père qui lui donnait sans cesse des tapes amicales sur le bras. J'ai cru m'étouffer lorsque mon père a dit « Pas vrai, mon fils ! »

J'étais abasourdie. Que se passait-il ? Je regardais cette étrange et absurde pièce de théâtre familiale et je m'éloignais, je m'estompais. Peu à peu je devenais l'étrangère en visite.



« Ils sont merveilleux tes parents » avait dit Julien, puis il avait ajouté : « Tu sais, lorsque l'on est orphelin comme je le suis, on sait apprécier la chaleur de ces moments familiaux ».



Il s'est introduit chez moi patiemment, méticuleusement, à petits pas feutrés, calculés, tout en légèreté et en séduction.

Plus j'admirais ce merveilleux travail d'incursion et moins je l'aimais.



Ma mère avait décidé qu'il aménagerait les vastes combles de notre maison pour s'en faire une chambre et un bureau. Julien l'avait serrée fougueusement contre lui à cette nouvelle.

Toute occasion était bonne à Julien pour partir « entre homme » avec mon père, qui s'était remis à siffler.



Ma mère m'avait dit sur le ton de la confidence un beau matin : « Et si vous vous mariiez ? Julien ne serait pas contre ». J'avais crié en claquant la porte, au bord de la suffocation : « Il ne manquerait plus que cela ! ».



Julien était devenu, en peu de temps, une pieuvre maligne dont chaque tentacule enserrait, étouffait mes parents pour mieux les avaler.



Le jour abominable où mon père a déclaré en toute sincérité : « Julien, c'est le fils que j'ai toujours voulu avoir ! » et ma mère de rajouter : «  Julien, c'est un cadeau du Bon dieu », j'ai fait ma valise et je suis partie sans dire adieu.



FIN









EVELYNE W