Destination : 161 , Courses de rentrée
Semaine glaciale de février
Semaine glaciale de février
Je la revois. En ce matin froid de février, le samedi 22 février 1997 exactement, je nous revois. Infiniment seules. Elle, fine silhouette dans sa robe de soie bleue. Si belle. Et moi, minuscule, plantée là à ses côtés, vacillante et forte à la fois, serrant les poings. Des poings que je garderai longtemps soudés au fond de mes poches.
Je pensai à lui enlever ce point noir placé juste au-dessus de son sourcil. Ce détail occupait toutes mes pensées. Je voulais lui ôter ce point disgracieux comme lorsqu’elle était vivante mais je n’osais pas. Je glissai alors une de ses boucles argentées sur son front pour le cacher et tenter de l’oublier.
Puis je m’approchais d’elle jusqu’à l’effleurer. Le froid de son bras me glaça. Je voulais parler, lui parler une dernière fois. Les mots tournoyaient dans ma tête et s’entrechoquaient. Le silence absorbait l’espace. Un seul mot sortit de mes lèvres serrées et sèches « maman » et le son de ma voix me parut absurde. Elle n’était déjà plus là. Et pourtant son corps était tout près de moi, allongé sur cette table carrelée dans cette pièce trop blanche. Alors tout doucement, avec tendresse, je mis mes mains sur son ventre, ce ventre qui m’avait donné vie et où reposaient à présent ses mains inertes. J’appelai fort en mon intérieur ma mère. Je pensais à nos complicités, aux surnoms qu’elle me donnait, et aussi à ce qu’elle appelait nos prises de bec et je ne sentis pas le froid de son ventre.
Cette maudite semaine avait commencé comme toutes les autres par un lundi que je trouvai banal et que je pensai oublier rapidement. Mais il se ponctua par un appel tardif. J’étais déjà en alerte et lorsque je reconnus la voix de ma sœur, sans la reconnaître vraiment, je sus. Il ne me resta que quelques mots de cette conversation très brève ; « ma mère à l’hôpital, après un malaise » et je passais le reste de la nuit à me questionner. Je pris le premier avion pour Paris et je posai la seule question qui m’importait dès l’arrivée « Ce n’est pas grave ? ». Un mur de silence me répondit. Le visage de mes proches se fermait. Seule ma sœur me dit que nous avions rendez-vous avec le médecin du service l’après-midi même. Il nous reçut et nous annonça qu’elle avait eu une rupture d’anévrisme au niveau du cerveau et qu’elle ne survivrait pas plus de deux jours. Mon père et mes sœurs étaient figés, ils ne semblaient pas réagir. Moi si. Je me levai et contestai cette science inexacte dont je ne saisissais pas les termes techniques. Ce médecin ne connaissait pas ma mère, il se trompait. Ce n’était pas possible. Je ne voulais, je ne pouvais pas comprendre.
Et pourtant.
Les jours suivants furent rythmés par les visites à l’hôpital. Et notre maison ressemblait à une ruche où tous, oncles, tantes, amis se relayaient comme au temps du grand bonheur de mes parents. Mais nous ne pouvions la voir que deux fois par jour. Les règles du service étant strictes, nous devions choisir qui pouvait entrer. Je compris rapidement que ces heures, ces minutes peut-être, seraient primordiales et je demandai à voir seule ma mère.
Lorsque je la retrouvais, elle était immobile. Des tubes dans la bouche, des aiguilles dans les bras, elle était reliée à des machines. La douleur peignait son visage de blanc. Je la regardais et je pensais au sang, son sang rouge qui inondait sa tête. J’imaginais ses souffrances et je pensai à toutes les migraines qu’elle avait déjà eues. Ma petite maman. Je m’approchais d’elle. Je lui touchais le bras, la main et je lui parlais. Longuement. Je ne sais plus ce que je lui ai dit. Je crois que je voulais nous sortir de cette pièce sans espoir. Je lui demandais de lutter, je lui disais mon amour. Et alors que je parlais, elle bougea. Des mouvements discrets et fragiles de ses épaules tout d’abord puis de ses jambes. Et je vis une larme s’échapper de son œil. Elle m’entendait. Je le savais. Cela me donna une force incroyable et je lui dis tout ce que je ne pourrais plus lui dire ensuite.
Chaque jour, je priai ce dieu auquel je ne croyais pas de rendre vie à ma mère. Les spécialistes semblaient surpris de sa résistance et moi, j’espérai. Et puis le vendredi après-midi, lorsque ma tante qui est aussi médecin me dit qu’il fallait faire venir le curé auprès de ma mère en urgence pour les dernières onctions, je compris. Je refusais jusque-là d’en parler sachant que ma mère prendrait sa venue comme un adieu. Alors je me suis mise à hurler « Non, non, non !! ». Je tapais sur les meubles, je me cognai. Ma tante arrêta ma fureur en me prenant dans ses bras fermement. Elle me berça tel un tout petit en me chuchotant que c’était horrible mais que nous n’avions pas le choix. Je savais que ma mère ne voudrait pas de ce corps inerte sans volonté. Elle devait rester digne, libre. Je sanglotais donc éperdument et lui soufflai que oui, j’acceptai la présence de cet homme d’église. Et par là-même la perte définitive de ma mère.
Et maintenant, je me trouvais face à elle, si belle dans cette robe de soie bleue que nous lui avions offerte, nous ses filles. Mes mains toujours posées sur son ventre, je scellai un pacte muet avec ma mère. Ce ventre matrice ne serait pas mort. Je porterai la vie comme elle. Et je sus que j’étais prête à la laisser aller.