Destination : 181 , Quatre mensonges et une vérité
La choucroute de Bob
Dès qu’il avait compris que l’enquête sur place allait durer un certain temps, Robert Wilson avait décidé de prolonger de deux semaines la location du gîte rural qu’il avait loué, à quelques kilomètres de la côte, pour ce qu’il avait cru être des vacances. C’était une belle bâtisse indépendante en pierre du pays, une ancienne écurie soigneusement rénovée et transformée avec goût pour accueillir les touristes. De la chambre du haut, côté mer, au loin, on apercevait le phare sur la colline. C’était là-bas, dans la petite crique en contrebas de ce phare, que, le premier, il avait examiné le cadavre de cet homme tué mystérieusement. C’était dans la poche du mort qu’il avait trouvé ce drôle de poème faisant référence à une toile d’Hopper et à l’œuvre d’Homère et racontant la mort d’Ulysse. Il ne savait toujours pas trop que penser de cette poésie bizarre. Devait-il en parler à son ancien collègue, Gérard TICHAUT, chargé de l’enquête de la police judiciaire ? C’était peut-être un leurre, mais ça pouvait aussi être un indice. Or, l’enquête semblait piétiner. Elle s’annonçait longue et difficile. Pour maintenir le contact, la convivialité et l’échange, Robert avait invité Gérard à déjeuner, avec sa collègue de la police scientifique.
Bob s’affairait dans la cuisine, dont la fenêtre donnait sur une grande cour paysagée avec un bassin entouré d’une pelouse, d’arbustes et de massifs de fleurs. De l’autre côté de cette cour-jardin, le propriétaire, qui, l’âge venant, avait cédé ses terrains agricoles, habitait encore l’ancien corps de ferme. Tout en tirant un revenu de substitution de la reconversion touristique de ses dépendances, il faisait encore un peu d’élevage et de maraîchage bio. C’était lui qui – heureux de cette prolongation de location à une saison où, en général, il ne voyait plus personne – avait fourni à Bob la plupart des ingrédients nécessaires au plat qu’il avait décidé de préparer : une choucroute garnie. Le gîte mariait avec bonheur le bien-être campagnard et le confort moderne. La cuisine était spacieuse et dotée tout à la fois d’un équipement électroménager dernier cri et d’une batterie de cuisine traditionnelle, dont des casseroles et bassinoires en cuivre de fort belle facture. Bob ne manquait donc de rien pour pratiquer son art culinaire.
Tous les goûts sont dans la nature… mais tous ne font pas des mariages heureux. Même campagnarde et familiale, une cuisine réussie repose toujours sur les trois mêmes piliers : la qualité des produits, l’adéquation de leur assemblage et l’attention portée au mode et au temps de cuisson. Auxquels il faut évidemment ajouter le soin apporté au service. La réussite d’une bonne choucroute n’échappe pas à ces règles générales. Son secret repose sur la lente symbiose entre les éléments qui la composent au cours d’une cuisson qui doit être longue, mais à température très modérée. Côté produits, on ne pouvait pas trouver meilleure provenance. Les pommes de terre, les oignons et le chou (une variété proche du Quintal d’Alsace, la meilleure pour la choucroute), venaient du potager. La charcuterie avait été fabriquée sur place à partir des cochons de la ferme, nourris naturellement et élevés à l’air libre.
La veille, Bob avait prélevé lui-même trois kilos de choucroute crue dans le récipient spécial en grès avec joint d’eau et couvercle de pierre, dans lequel le fermier faisait fermenter les petites lamelles de choux, découpées un mois plus tôt uniquement dans les feuilles blanches, en veillant chaque jour au niveau. Il avait soigneusement rincé cette choucroute crue fermentée, puis l’avait fait blanchir dans un grand faitout rempli d’eau très légèrement salée, de feuilles de laurier et de quelques oignons piqués de clous de girofle. Il avait porté le tout à ébullition pendant dix minutes, puis laissé refroidir avant de l’égoutter dans une grande passoire. Pendant que le chou refroidissait, il avait fait cuire les pommes de terre à l’autocuiseur, sans les laisser trop longtemps, pour qu’elles soient faciles à peler tout en étant encore un peu fermes. Il avait également fait juste blanchir les éléments de charcuterie les plus gras : jarrets, saucisses, lard, poitrine, palette, et les avait réservés. Ensuite, il avait soigneusement pressé le chou à la main, pour en extraire l’eau résiduelle, obtenant des boules de choucroute irrégulières. Puis il avait choisi un grand chaudron en fonte dont il avait frotté le fond à la graisse et tapissé avec des couennes avant d’y effiler les boules de choucroute agrémentées de baies de genièvre. Il avait mouillé le tout d’une bouteille de sylvaner, y avait disposé les jarrets, la palette, le lard et les plus grosses saucisses avant de mettre à cuire le tout, d’abord à feu moyen, puis plus bas.
Le soir, il avait fait du feu dans la grande cheminée du salon. Avant d'aller se coucher, quand les flammes s’étaient recroquevillées dans les restes de bûches, laissant seulement jouer quelques feux follets bleutés à leur surface, il avait posé le chaudron sur les chenets, au-dessus de la braise ardente. Il souriait intérieurement en pensant que ses invités devaient plutôt s’attendre à manger du poisson ou des fruits de mer. Il aurait pu faire une choucroute de la mer mais, pour lui, la choucroute traditionnelle était comme la madeleine de Proust : elle le ramenait à des sensations profondément enfouies ne demandant qu’à ressurgir, à des souvenirs jamais oubliés de deux alsaciennes : sa mère et son premier amour. Les premières femmes de sa vie, disparues trop tôt… Dans la rêverie de Bob, les images se mélangeaient tandis que le chaudron murmurait une sorte de soupir voluptueux. Bien que ne s’étant pas connues dans la vie réelle, les deux femmes dansaient langoureusement dans les odeurs de chou et de poitrine fumée en prenant des poses lascives. Leur sensualité remplissait la pièce de sensations amoureuses. Bob souriait aux anges. Son imagination opérait la fusion entre le fumet symbiotique émanant de la marmite et le plaisir érotique de cette danse de séduction. Il revisitait son histoire. Les souvenirs ont en commun avec la choucroute d’être meilleurs réchauffés.
Son père, John Wilson, diplomate américain alors en poste en Angleterre, avait rencontré Catherine ELSENWILLER, jeune française originaire de Riquewirh à l’ambassade des USA à Londres. Après des études brillantes à l’institut des sciences politiques de Paris, elle y avait fait un stage pour s’imprégner des méthodes anglo-saxonnes et parfaire sa maîtrise de la langue anglaise. John et Catherine s’étaient aimés et, le stage terminé, le petit Robert était né, en France, de cette union. Un peu après John les avait rejoints à Paris et Robert avait eu une enfance heureuse, jusqu’à cet accident mal élucidé dans lequel sa mère avait perdu la vie. Il n’avait alors que onze ans. Il n’avait pas voulu suivre son père quand il avait été nommé à Istanbul et celui-ci l’avait placé en pension dans un collège de frères. Son oncle l’accueillait lors de ses permissions. Mais cette période-là n’était pas un bon souvenir. Il préférait nettement la mémoire de cette autre alsacienne, son premier amour, qui dansait là, dans le salon, en tenue légère, sur les vapeurs alcoolisées du Sylvaner. Il décida vaguement de s’endormir avant d’être obligé de se rappeler qu’elle aussi avait disparu…
Ce matin, les doux rêves qui avaient bercé son endormissement prenaient un tour moins agréable. Les deux danseuses se baignaient, nues, dans les eaux sombres d’un bain de minuit. Mais la lune blafarde disparaissait bientôt derrière un gros nuage noir et le ciel se faisait menaçant. En remontant précipitamment sur la plage, les belles se mettaient à crier en butant sur un corps ensanglanté, étendu là dans les galets. Mais le cadavre n’était pas mort : il se levait tout d’un coup, tenant d’une main une saucisse de Morteau et de l’autre un texte en vers qu’il brandissait comme des tables de la loi en criant : « Honte à vous les deux grandes saucisses ! Honte à vous ! Vous êtes dans les choux, bandes de patates ! Cachez vos jambonneaux et allez dire à Robert qu’il craigne pour ses jarrets ! Il n’échappera pas à ma vengeance ! ». Bob, en sueur, s’était réveillé brusquement, étonné de se retrouver sur le canapé du salon. Il avait mis plusieurs minutes à rependre ses esprits. Puis il s’était assis et avait regardé longuement la cheminée, comme absent.
Le chaudron demeurait tiède au-dessus des braises mal refroidies. Après avoir enfilé des maniques, il le prit, l’emporta en cuisine, posa son fond épais sur la plus grande surface de chauffe de la plaque à induction et le remit à chauffer à température moyenne. Ca n’avait pas le charme désuet de la vieille cuisinière à feu continu sur laquelle sa grand-mère cuisinait autrefois, le dos courbé par le poids cumulé des seaux à charbon, mais ça présentait l’avantage de se régler plus commodément. Il ajouta les pommes de terre épluchées et quelques saucisses plates fumées un peu fermes qu’il appelait « gendarmes ». Pendant que la chaleur remontait dans la marmite, il se fit griller deux toasts et avala un bol de café au lait. Puis il sortit du réfrigérateur les saucisses de Francfort et les Strasbourg, les piqua à la fourchette et les couvrit d’un torchon en attendant de les utiliser. Il ne fallait pas les mettre trop tôt, pour éviter qu’elles n’éclatent. Il les ajouterait en fin de cuisson, après avoir baissé la température de la plaque. Il sortit aussi la bouteille de Kirsch, qui apporterait à la saveur du plat ce petit supplément d’âme caché dans le cœur des alcools blancs de fruits.
Ces préparatifs terminés, il retourna au salon pour relancer le feu de la cheminée. Remuant les restes de braises pour en faire tomber les cendres, il réactiva, à l’aide du soufflet, la combustion des morceaux de charbon de bois pas encore totalement consumés. Il ajouta du petit bois, souffla encore pour que celui-ci s’enflamme, puis remis deux bûches. Il lui sembla alors qu’un petit clic distinctif venait d’être émis par le mécanisme de la vénérable horloge comtoise qui trônait en majesté sur le mur d’en face. Un petit clic qui s’ajoutait à la régularité de métronome de son balancier. Et en effet, levant les yeux vers son cadran, il s’aperçut qu’il était presque onze heures. Comme flattée qu’il l’ait remarquée, la pendule lui joua alors sa jolie musique (mi-do-la-sol, sol-la-mi-do, mi-do-la-sol, sol-la-mi-do), suivie de onze coups. Il n’avait pas de temps à perdre : il se dirigea vers la salle de bains.
Mais ses ablutions matinales furent de courte durée. A peine avait-il eu le temps de se raser, de se brosser les dents et de pénétrer sous la douche que ses ébats aquatiques furent bientôt perturbés par le ding-dong du carillon. Cette fois, ce n’était pas l’horloge : on sonnait à la porte. Il se souvint qu’il avait convié aussi cette jeune femme, rencontrée à la va-vite chez l’ancien gardien du phare, qui s’était proposée de devenir sa nouvelle secrétaire. Pour en discuter, il lui avait demandé d’arriver un peu avant ses autres invités. Il avait bien fait de ne pas verrouiller à nouveau la porte d’entrée lorsqu’il était sorti tout à l’heure pour jeter les cendres de la cheminée dans la plate bande au pied de la maison. Ainsi, il n’avait pas besoin d’aller lui ouvrir. Encore dégoulinant d’eau savonneuse, il entrouvrit la petite fenêtre de la salle de bain et cria :
- Entrez ! La porte n’est pas fermée. Faites comme chez vous ! J’arrive dans cinq minutes !
- Entendu ! Mais prenez votre temps, j’ai l’habitude d’attendre…
Bob termina son rinçage, s’essuya soigneusement, sécha ses cheveux et les coiffa, puis passa un peignoir avant de sortir de la salle de bains. Pour aller s’habiller dans sa chambre, il devait obligatoirement passer par le salon. Il savait qu’elle y avait pris place. En effet, elle était debout devant l’horloge, semblant s’intéresser de près à son fonctionnement. Il la salua :
- Bonjour, excusez-moi de vous recevoir dans cette tenue…
- Ce n’est pas grave… mais dîtes donc, ça sent drôlement bon chez vous !
- Ah oui ! C’est la choucroute !
- Elle ne retarde pas un peu votre horloge ?
- Non, non, mais elle est fragile, il ne faut pas y toucher. .. Bon je vais vous faire attendre encore un peu…
- J’ai l’habitude d’attendre…
- Donnez-moi votre manteau et allez vous installer devant la cheminée…
Dans le mouvement qu’il avait fait pour l’aider à retirer son manteau, le peignoir de Bob s’était ouvert, découvrant fugitivement sa nudité. La jeune femme ne put s’empêcher d’éclater de rire. Refermant vivement son peignoir, un peu vexé, Bob rejoignit sa chambre, troublé. Ce rire, il aurait juré l’avoir déjà entendu. N’était-ce pas le même qu’il avait cru percevoir l’autre jour, depuis la plage ?
En ressortant de la chambre, tiré à quatre épingles, Bob avait repris un air enjoué :
- Bon, vous allez m’aider à préparer la suite.
- Oui, bien sûr…
- Mais c’est quoi ce paquet, là ?
- Oh ! C’est peu de chose : une petite entrée toute simple que j’ai préparée…
- Ah, oui ?
- Oui, c’est une salade grecque à l’ancienne.
- A l’ancienne ?
- Vous savez, les ingrédients de la salade grecque sont connus depuis l’antiquité : on en mangeait déjà pendant le guerre de Troie !
- Et bien merci. Vous me suivez à la cuisine ?
- D’accord !
- Je ne vous ai pas trop fait attendre ?
- J’ai l’habitude d’attendre…
- Ah ? Au fait… Je ne vous ai pas demandé votre nom…
- Pénélope !
Un rictus fugace, vite réprimé, tordit le visage de Bob pendant une fraction de seconde. Mais il fut immédiatement remplacé par une expression volontairement tonique et roborative :
- Bon ! On la termine cette choucroute ?