Destination : 12 , Affligeantes banalités!
Berlin 1973
Au 8 de la rue des Soucis, dans un petit trois-pièces sombre et sans confort vivent Alice et Sophie, soeurs jumelles.
A la mort de leur mère au printemps dernier, elles se sont installées dans ce modeste appartement en unique héritage et ont décidé de ne plus se séparer. Sophie, l'artiste, s'est aménagé un atelier dans le petit cellier et Alice se sert du salon comme atelier de broderie qu'elle pratique avec talent.
Bien que nées le même jour, il y a 30 ans, on n'a jamais vu plus dissemblable que ces jumelles-là. Autant Sophie est blonde et svelte, autant Alice est brune et ronde. L'une est calme et douce, l'autre fougueuse et désordonnée !
Ce matin-là, toutes deux se préparent à recevoir un visiteur de marque : un galieriste réputé qui vient admirer, pour éventuellement les exposer et les vendre, les oeuvres de la blonde Sophie. Pour une fois, elle si tranquille d'habitude, ne cesse pas de bousculer sa soeur, déjà suffisamment énervée avec la robe qu'elle a du mal à fermer.
- Je te l'ai maintes fois répétées ! lui dit Sophie. Mais non, Mademoiselle ne peut se passer de douceurs ! A ton âge, manger encore des caramels, comme une gamine de 10 ans ! Ne te plains surtout pas, si tu n'entres plus dans cette robe !
- Oh, toi ! Tu peux en parler de mes caramels ! Comme si tu te privais de quelque chose ! Seulement, il n'y a pas de justice : moi, il suffit que je regarde le paquet et je prends 3 kgs... toi, tu peux en manger 3 kgs et tu ne prendras pas un gramme ! ...remarque amérement Alice. Au lieu de me houspiller, aide-moi plutôt....
- Allez viens ! Il faut dire, que tu n'as pas choisi celle qui te va le mieux !
- M'en moque ! Ce n'est pas moi qu'il vient voir, c'est toi et tes tableaux, alors... Comme toujours, mon embompoint me rendra transparente auprès de toi !
- Ne dis donc pas de bêtises ! Tu es très jolie aussi... surtout dans cette robe vert de mer que tu ne mets pas souvent, on se demande pourquoi ! Elle met tes yeux noisettes en valeur ! Où est-elle ?
- Ne me parles plus de cette robe ! Merci "mes yeux en valeur"... La dernière fois que je l'avais sur le dos, j'ai croisé un crétin qui m'a dit : "En plus de la couleur de la mer , il y a déjà la baleine dedans !" Imbécile ! Je lui ai envoyé un aller-et-retour dont il se souviendra longtemps, j'espère !
La voix d'Alice est encore vibrante de colère, au souvenir de cette humiliation. Ses yeux ont pris cette lueur métallique annonciatrice de la foudre que Sophie connaît bien. et pour tenter d'endiguer l'orage, elle reprend :
- Evidemment, ce n'était pas très raffiné comme remarque, moi je trouve qu'elle te va très bien, cette robe ! Pouquoi pas la mettre aujourd'hui ? Ce n'est pas le galiériste qui te fera ce genre réflexion !
- Je ne l'ai plus.... je l'ai donnée à Marie ! Tu te souviens de Marie ?
- Marie... Marie... ça me dit quelque chose !
- Mais si ! Rappelle- toi ! L'histoire de Marie ! Maman l'avait prise sous son aile, je la voyais souvent quand je venais ici ! C'est cette gentille fille de la R T.D.S.*** qui a tout fait pour retrouver ses parents ! Et comme elle n'y ai pas arrivé, elle s'est inventé une vie, elle en a fait son "roman", comme elle disait !
Marie... la petite Marie... ce frèle oisillon à la recherche de son nid, trimballée par une Institution sans coeur, étiquetée, numérotée, si peu aimée et si aimante ! Les plus méchants l'appelaient Mademoiselle X, jaloux sans doute de son teint doré, ses grands yeux noirs, ses cheveux clairs. Pour les plus gentils, elle était le fruit du mariage de la neige et du soleil.
Pour elle, ce n'était que des mots... il n'y avait pas d'image ! Ces images, elles espérait bien les trouver dans le grand livre de sa vie, mais les pages ne s'ouvrirent jamais ! Le sacro-saint registre de l'Administration les avait vérouillées avec une simple phrase : "Il nous est interdit de communiquer....", mais il ne lui était pas interdit de rêver à elle...
- Ah oui ! Je vois maintenant ! Oui, d'ailleurs elle était douée pour le dessin cette gamine ! L'histoire de Marie... mais oui, bien sûr ! Elle avait dessiné un homme qui fumait des gitanes maïs, sur la couverture du cahier bleu qu'elle appelait son "roman" ! Elle s'était persuadée qu'il ressemblait à son père ! Pauvre gamine ! Qu'est-ce qu'elle est devenue ?
- Je ne t'ai pas dit ? Elle est passé la semaine dernière, je lui ai donné quelques bibelots de maman qui lui faisaient envie, car elle vient de se marier ! Elle était épanouie, ça m'a fait bien plaisir ! Et j'en ai profité pour lui donner la robe ! Elle pourra toujours se la retailler et la couleur sierra parfaitement à son teint !
- A propos de bibelots de maman, tu n'as pas une idée de qui serait intéressé par les deux statuettes d'anges déchus, qui trônent sur la commode de la chambre ? Je déteste ces trucs-là ! Il me font frissonner quand je les regarde !
- Ah bon ? Il ne me font aucun effet à moi, mais s'ils te dérangent, on peut toujours les proposer à un antiquaire ! D'accord, je m'en occuperai.... Au fait, on attend ton bonhomme, mais il t'a dit vers quelle heure il viendrait ?
- Il m' a parlé de 13 h !
- Oh, alors ce n'était pas la peine de se dépêcher... j'ai un creux moi ! Il est 11h45, si j'allais nous préparer un en-cas ?
- Après tu te plaindras de ne plus entrer dans tes robes ! Et tu ne t'es toujours pas changée.
- Tu as raison, je vais le faire ! Tout compte fait... la rouge doit encore m'aller ! D'accord pour une salade ? Ce n'est pas grand chose ! Allez viens, tu vas m'aider.... passe moi l'huile et le vinaigre ! Ce sera prêt dans 5 minutes... voilà ! Tu vois moi, ce qui me déplaît ici, c'est la cuisine pas assez de lumière, trop d'ombres, il faut l'électricité en permanence !
Sophie examine les murs qui l'entourent... Depuis la disparition de leur père il y a cinq ans, rien n'a été refait ici. Alice a raison, un rafraîchissement s'impose, mais leurs moyens ne peuvent pas le leur permettre pour le moment. Ah...devenir juste un peu célèbre pour acquérir un peu d'aisance ! Elle ne l'a pas avoué à sa soeur, mais elle espère beaucoup de la visite attendue. Pour cacher son anxiété, elle lui répond, faussement moqueuse :
- Je te vois venir toi... tu veux qu'on retape tout l'appartement ? Tu gémis sur la cuisine, puis, je te connais bien, le reste te paraîtra vieux et môche ! Ecoute, si j'arrive à vendre un ou deux tableaux, promis, on se lance dans les travaux !
- Ne t'en fait pas, je participerai... je dois juste terminer une nappe, et je livrairerai le service de table complet, il y en a pour une beau paquet de sous là aussi ! Pour tes tableaux, avec le talent que tu as, je suis sûre que ça va marcher ! Souviens-toi de ce que disait grand-mère... pour une fille, la meilleur des dots, c'est la mémoire des doigts ! Et de ce côté-là, on a été gâtée toi et moi !
- Oui... oui, elle avait de jolies formules ! Mais ce n'est pas le moment d'être nostalgique... va te changer, c'est presque l'heure !
Après le départ de sa soeur, Sophie contemple la misérable cuisine, quand son regard se pose sur la fenêtre donnant sur une petite cour toute grise elle aussi... pourtant, se détachant sur le gris, un rosier grimpe à l'assaut de ce mur, toutes ses roses rouges sont fanées, mais elle aperçoit comme un bouton sur le point d'éclore, ... cette promesse de rose lui semble être un signe du destin !
Mady
*** équivalent allemand de la DDAS
