Destination : 122 , Changer la vie
dest 122 LA PROTHESE
En cette fin d’après midi, monsieur D sifflote dans son petit camion de chantier avec le sentiment du devoir accompli. Un devoir accompli vaut bien une petite récompense. Monsieur D est généreux, il pense tout de suite à partager sa récompense...et il prend son téléphone mobile en mains en louant les progrès de la technique et l’augmentation de la couverture réseau en ce joli coin de campagne.
Il réfléchit un instant, fait défiler son répertoire en s’interrogeant sur le numéro qu’il va composer.
Brigitte, non trop loin Brigitte et puis, non…trop compliquée aussi, monsieur D n’a pas du tout envie de réfléchir à cet instant précis de la journée. Il a la chance d’avoir pu finir son chantier plus tôt que prévu, il est sûr d’être payé alors il ne va pas risquer de perdre sa bonne humeur avec une fille compliquée.
Bon, Nathalie ou Audrey ? En principe les deux sont disponibles à cette heure-ci et en plus elles habitent tout prêt de là. Alors, comment décider, Nathalie est…, disons plus pulpeuse, elle a le bassin très accueillant, très méditerranéen dit-elle.
« Ma foi, si ça lui fait plaisir, pense-t-il, moi tant qu’elle veut bien m’y accueillir…. »
Oui, mais Audrey est plus coquine et en plus, elle aime bien la nature et connait des tas d’endroits discrets par ici ». C’est donc à Audrey qu’il passera son coup de fil. Monsieur D a la sexualité bucolique parfois.
A peine deux heures plus tard, il remonte dans son camion en sifflotant de plus belle sur la route du retour. En arrivant, il jette un coup d’œil à la peinture des volets et se dit qu’un rafraichissement serait le bienvenu, dans la foulée il referait bien son bureau…
« Salut chérie, c’est moi. Je monte prendre une douche, il fait chaud aujourd’hui. Tu as eu le temps de finir le vernis de ton meuble ? »
« Oui, je suis très fière du résultat, je te montrerais ça tout à l’heure. Et toi, bonne journée, pas de douleurs ? »
Il répond par un grognement, voulant éviter la discussion.
« Bonjour Aurore, tu as déjà fini tes devoirs ou tu ne les as pas commencés ? » dit-il à sa fille en lui déposant un bisou sur les cheveux. Allez ma poupée, je vais me laver. »
Revenu de sa douche, monsieur D va embrasser sa femme, échange quelques paroles avec elle et regarde avec fierté le meuble qu’elle vient de repeindre. Puis il se rend dans son bureau, établit un devis, appelle deux clients et fait deux factures. Le repas se déroule dans la bonne humeur et lorsque leur fille est couchée, la maison rangée, madame D rejoint monsieur dans la chambre conjugale où il ne manque pas de lui prouver son ardente passion et sa bonne santé physique.
Le lendemain monsieur D part sur un nouveau chantier plein d’entrain et de curiosité tandis qu’à la maison la vie continue tranquillement entre ménage, école, courses et distractions car madame D se préoccupe de sa vie sociale et de son épanouissement personnel.
Un éclair fulgurant traverse la cuisse gauche de monsieur D tandis qu’il grimpe sur un échafaudage. Il réprime un cri de douleur, grimace et se redresse tant bien que mal.
La journée passe lentement et la douleur continue à gagner du terrain. L’humeur de monsieur D s’assombrit, il n’arrive plus à juguler cette douleur, il se surprend même à boiter. Le soir, il rentre directement chez lui, sans coup de téléphone ni sifflotement.
Il a appelé son médecin et accepté enfin le rendez vous avec le rhumatologue. Le verdict tombe tel la guillotine sur la tête du coupable : hanche gauche usée et atrophiée, seule la pose d’une prothèse peut permettre d’enlever la douleur et de retrouver une motricité normale.
Monsieur D prend ses dispositions et accepte l’opération puisqu’il n’a pas le choix, lui qui est habitué à imposer ses choix au sein de la famille, il doit s’en remettre aux mains de la science médicale et confier sa petite entreprise à une personne de confiance. Il le fait sans souci, lui semble-t-il et il se rend presque serein à la clinique.
L’opération réussie, il rentre chez lui et entame la rééducation, fermement motivé pour guérir et reprendre son activité.
Oui, mais voilà, monsieur D se retrouve chez lui toute la journée en présence de sa femme. Il avait décidé de mettre à profit son arrêt maladie pour s’initier à l’anglais avec quelques supports informatiques. Rien ne s’est passé comme il l’a prévu, madame a commencé à manifester des envies de changement dans le couple, elle a voulu lui confier quelques tâches ménagères et a réclamé du temps à partager. Monsieur D n’est pas encore habitué à son changement physique et déjà il doit en affronter un autre. Il part vite, trop vite se réfugier sur ses chantiers.
Les douleurs sont revenues et le médecin a préconisé le changement de métier. Monsieur D n’aime plus son métier, il pense même ne l’avoir jamais aimé et il songe à vendre son entreprise.
Les frictions avec son épouse se font plus nombreuses, les reproches accumulés par madame durant des années s’expriment avec virulence mais monsieur D fait preuve de bonne volonté, il accepte de réfléchir. Il atténue son autoritarisme, cherche à quelles activités il pourrait bien s’adonner et ne trouve rien pour le satisfaire. Pire, plus il change de comportement, s’adoucit, écoute son épouse et moins les choses s’améliorent. Monsieur D vit avec un intrus métallique en lui et découvre chez lui, la dureté et la pauvreté de sa vie sentimentale.
Dans sa volonté d’améliorer les choses, il vend son entreprise avec soulagement et accepte un poste de chef d’équipe. Il pense qu’ainsi soulagé de bien des contraintes, il retrouvera goût à la vie et améliorera son couple.
Il a également décidé de devenir fidèle à sa femme et de ne plus s’écarter du droit chemin conjugal.
Il ne se laisse plus aller à ces petites aventures pourtant bien sympathiques qui lui prouvaient à quel point il était séduisant et bon amant.
Il est intrigué de se découvrir si raisonnable et pour tout dire après tant de changements il ne se reconnait plus…
Il a eu une dernière aventure pourtant…enfin une aventure, il ne sait pas très bien d’ailleurs ce qu’il en est de celle-ci. Cette femme le regarde comme personne ne l’a regardé, elle ne veut pas être sa maitresse malgré le désir et le plaisir qu’ils partagent. Elle parait libre et il la découvre fragile, elle l’écoute et se confie. Il ne veut pas divorcer, elle ne le lui demande pas, il ne veut pas perdre ses enfants même si tout va mal dans son couple. Il a tenté de stopper cette histoire mais c’est difficile, dernièrement il a voulu la détruire et n’en faire qu’une de ces anciennes aventures sexuelles. Il n’a réussi qu’à faire du mal à cette femme, à lui aussi peut être… Il ne sait pas, ne sait plus rien du tout, il ne sait plus qui il est, ce qu’il veut. Il ne se reconnait plus et ne sifflote plus beaucoup. Parfois, il se dit qu’il devrait recommencer ses infidélités à répétition, n’avoir que des histoires de c… comme avant, parfois il se dit qu’il voudrait fuir à l’autre bout du monde, parfois il se dit qu’il voudrait en finir avec la vie.
La prothèse est toujours là et le fait souffrir encore et toujours mais les médecins ne savent pas pourquoi, ne trouvent pas d’explications logiques.