Destination : 151 , De Père en fils
D'un enfant...
Mon Papa,
Dans mes yeux d'enfant, tu te dressais fièrement sur le piédestal où je t'avais placé. Ton aura, ta force et ton intransigeance me poussaient à vouloir être au premier rang. Je guettais les moindres mots visant à me féliciter et pour les provoquer, n'hésitait pas à donner le meilleur de moi-même. Être dans les premiers ne me suffisait pas, il me fallait être en tête. Les bonnes notes, les bonnes attitudes n'étaient rien car, pour toi, je visais l'excellence. Curieusement, tu mettais l'accent sur les facéties de mes deux aînés plutôt que sur mes bons résultats. Quelques félicitations me revenaient quand même, énoncées rapidement au moment du repas familial. Tu n'étais pas très tendre à cette époque. Non pas brutal, loin de là, mais il ne me serait pas venu à l'idée de te confier mes petits soucis. Ta disponibilité semblait s'en tenir aux problèmes causés par les uns et les autres. J'ai choisi de ne pas en être un pour toi. Je te voulais fier de moi.
Père,
Tu as provoqué la plus grosse fracture de ma vie. Lorsque tu as trébuché, le piédestal s'est brisé, mon idole est tombée. Le grand bouleversement de l'adolescence n'a pas permis de calmer le jeu, bien au contraire. Comme je t'ai haï alors. Dans mon aveuglement, j'ai rejeté sur toi toutes mes faiblesses, t'en attribuant l'entière responsabilité. Je comprends la détresse des ces âmes fragiles qui préfèrent se perdre plutôt que faire face à ce qui leur paraît insurmontable. Tout me paraissait clair subitement : je ne t'intéressais pas. Mes aspirations, mes petits bonheurs ne t'effleuraient pas. Par rapport aux autres, qui te donnaient bien du fil à retordre, j'étais invisible. Mon âme rebelle n'allait pas se mettre hors la loi pour exister à tes yeux. Alors, dans un sursaut de fierté, elle t'a effacé. J'ai grandi, avec toi mais sans te voir, et ce n'est que beaucoup plus tard que j'ai pu te faire réapparaître.
Papa, oh papa,
Comme tu m'as manqué toutes ces années. Me voilà adulte et mon jugement, sans être parfait, n'est plus soit noir soit blanc. J'ai appris les nuances que les écueils apportent à l'existence. Je ne veux plus juger les blessures anciennes. Aujourd'hui, je suis visible à tes yeux. Il en aura fallut du temps, alors je ne veux plus perdre un instant. Je te fais partager mes plaisirs, mes doutes aussi. Tu m'écoutes comme jamais auparavant. Nos discussions font mêler nos rires à nos paroles dans une tendre complicité. J'ai longtemps cru que je n'étais pas l'enfant que tu désirais, que je ne marchais pas suffisamment dans tes pas, du moins, pas comme mes frères le faisaient. Je sais maintenant que tu m'aimais mais la différence instaurée me blessait profondément. Tout cela est bien fini et avec le recul, je ne vois plus que la pudeur qui retenait tes gestes et tes mots pour ton troisième enfant. Ton dernier enfant, moi, ta fille.