Destination : 49 , Lettre à un auteur...


sur un air de tango

Julio, mon ami,

Ca fait des années que je pense t’écrire.

Mais il aura fallu que je marche sur tes pas, que je déambule dans le Buenos Aires de ta jeunesse, que je sente le parfum des jacarandas le long de Corrientes, que je m’encanaille moi aussi dans les petites ruelles sombres de Florida, labyrinthiques malgré leur parallélisme et leurs intersections nettes. Que je m’introduise derrière toi dans la moiteur de cette boîte de tango décadente, la même où tu passais tes nuits à téter le maté à la calebasse. Que j’en caresse de mes pas le parquet, déjà lustré par des milliers de "ochos" lascifs, que je prenne place sur ces antiques sièges de velours rouge, avec la sensation d’avoir choisi tout de suite, au jugé, exactement celui où tu t’asseyais, avec l’angle de vue sur la salle et les danseurs qui t’aurait plu, pour que je nous voie, dans la chaude compagnie de tes amis musiciens et intellectuels de là-bas, tu me les as présentés, surtout le tendre Pichuco, que tu aimes tant, mais aussi les autres, et nous nous sommes retrouvés, tous, unis par la peine magique d’un bandonéon cafardeux, et par la fumée de nos rêves politiques en vers - ceci se passait avant que tu ne partes, avant que tu ne les quittes pour ne jamais retourner sur tes pas, la nostalgie de l’exil toujours chevillée à l’âme -, il aura fallu tout ça, donc, et bien d’autres choses encore captées au vol dans les poussières qui vibrionnaient dans le vent venu du fleuve, pour que le parfum de mystère qui t’a toujours entouré s’épaississe, au point de prendre une consistance extrêmement familière, ça t’aurait plu, cet apparent paradoxe annulé d’un coup de plume, et pour que j’ose t’écrire ce soir.

Excuse d’abord ma familiarité à ton égard, mais je sais que tu ne prendras pas mal que je te tutoies, d’abord parce que c’est comme ça que je t’aurais parlé si je t’avais rencontré, et parce que je sais que le tutoiement t’est plus naturel que le vouvoiement, on n’est pas sud américain pour rien. Et puis, tu n’en a jamais rien su, mais je te fréquente depuis tant de longues et belles années, justement, que je n’imagine rien d’autre que cet abord simple et direct.
Julio, il peut te sembler qu’il soit un peu tard pour me manifester.
Bien sûr, j’entends ton argument, mais toi-même sais bien ce qu’il en est de l’espace et du temps, et de la simultanéité des cœurs qui se cherchent, infiniment synchrones. Toi-même as vécu plusieurs vies superposées, dans ce tremblement onirique permanent qui fait faseyer le réel, comme cette voile dont je ne sais pas si je la vois ou si je l'invente dans la lumière vibrante du fleuve. Tu ne t’offusqueras donc certainement pas de ce que j’ignore volontairement l’endroit où tu te trouves actuellement. Et que je fasse comme si tu étais là, et bien là, au bout de ma plume, transformé en axololt que je regarde et qui me ressemble.
Il n’est pas trop tard, en tout cas, pour te dire combien tu as infléchi le cours de ma vie et de mes amours, combien tu as modifié durablement le regard que je pose sur la réalité, combien aussi tu fais que je me sente chez moi dans cet endroit même que tu avais été obligé de fuir, comme si je ne l’avais pas découvert dernièrement, mais bien plutôt redécouvert, retrouvé à l’image de ces lieux secrets que l’on porte en soi, au profond, depuis avant notre naissance même.
Je suis née pour être argentine, et c’est grâce à toi que je sais identifier la poignante nostalgie qui m’a saisie à mon arrivée là-bas, à bord du bateau qui s’approchait lentement de ta ville, sur les eaux plombées du Rio. En réalité, tu sais, je m’appele Malena et j’ai chanté longtemps sur un trottoir de Buenos Aires, sous ce réverbère de la Recolletta, t’en souvient-il, ces tangos poisseux sur des paroles de Borges que tu affectionnais.
Je laisse traîner mon regard sur le "doble A" abandonné à mes pieds, je le réveillerai tout à l’heure pour toi, je te jouerai En esta tarde gris, je sais que tu aimeras dans l’agitation de ta vie si calme.
En attendant, je me fais chauffer un peu d’eau, j’émiette sous mes doigts l’herbe à maté, la poussière amère me picote les narines, et je me demande comment je ferai, quand je l’aurai bu, pour ne pas régurgiter encore un lapin, comme j’en ai souvent l’occasion depuis ton passage dans l’appartement parisien de Sylvia. Et comment je pourrai m’en débarrasser, lorsqu’il sera là, à sautiller dans les carrés de la marelle tracée sur le tapis.

Pour ce lapin, pour la marelle, et le reste, je jouerai pour toi, Julio, mon cher Julio.

Christine

Christine C.