Destination : 14 , Destination maudite


Moir sur blanc

Je prétends qu'un écrit biographique est le lieu idéal pour mentir sur soi (c'est ce qu'Aragon appelait le « mentir-vrai »). Donc, par pitié, ne croyez pas ce qui va suivre. J'ai couché ces mots sur un message, uniquement pour faire plaisir à un steward de ma connaissance rencontré encore tout récemment au détour d'une destination pleine d'embûches.

D'ailleurs, cette femme, puisque je la vois, puisque j'observe tous ses mouvements, ne peut être moi. J'y suis : c'est mon ombre, mon double, mon alter ego, mon négatif. Je regarde les rushes de sa journée au fur et à mesure qu'elle se tourne. La caméra filme depuis déjà une minute, errant dans la maison en désordre mais baignée de lumière quand elle se lève. Un oeil sur le réveil. Ecrasée par la culpabilité, elle se recouche un instant, se relève, chausse des savates et grimpe au deuxième étage, sous les combles. Dans une petite pièce mansardée, des étagères ploient sous les ouvrages et les dossiers. Une poutre transversale supporte de nombreux volumes. Elle allume l'ordinateur et consulte les messages, fait le tri et

soupire d'aise. Un gros plan permet de lire « Destination 14, destination maudite ». Elle tremble d'émotion, crée très vite l'espace qui va accueillir sa prose. On sent dans son regard la fièvre qui l'habite, elle ne songe ni au linge à repasser, ni au courrier d'amis resté sans réponse, ni aux charges à régler, objets qu'effleure l'objectif au passage. Bouche entrouverte, elle se coupe du reste du monde. Elle regarde dans le vide, elle est immobile.



Est-ce bien la même qui, dans un ancien film, consultait son calendrier d'anniversaire et se précipitait sur le téléphone pour être la première àprésenter ses voux à sa fille, à sa soeur, qui travaillait d'arrache-pied pour envoyer des jeunes en vacances, établir le programme culturel de l'association, organiser une exposition et courait par les rues de la ville pour honorer ses rendez-vous ? Comme elle me séduisait, celle-là, quand son enthousiasme remuait les gens autour d'elle.



La voilà qui tape sur les touches, toujours en tenue de nuit, sans se préoccuper de l'air qui tombe du vasistas et s'insinue dans son cou nu. Elle frissonne sans en prendre conscience et se voûte un peu plus sur son clavier. Le téléphone sonne, elle décroche, agacée, répond brièvement et repose le combiné sur le bureau au milieu de la paperasse entassée. Elle griffonne un numéro, un renseignement sur un minuscule carré de papier jaune qui va disparaître dans quelques minutes, au hasard d'un geste inconscient, dans cet amas qui l'oppresse.



Dans le coin droit de son écran, elle voit les quatre chiffres qui la narguent : 14 :10. Manger devient urgent. Elle descend rapidement l'escalier, fouille dans le frigo et le buffet. Une casserole d'eau bout sur la plaque rapide, elle y verse une pluie de coquillettes, se saisit d'une assiette qu'elle garnit en abondance de sauce bolognaise froide, de gruyère râpé, sel et poivre. On comprend qu'elle est pressée. Une montagne de pâtes égouttées atterrit dans cet accompagnement vite improvisé. Du fauteuil émerge une main droite pour s'emparer de la télécommande et faire apparaître d'une pression magique des individus sur le rectangle de la télévision. Elle n'est plus seule, elle partage son repas.

Je me souviens encore d'une séquence où elle bavardait et riait de si bon coeur au milieu de ses collègues qu'elle était encore assise devant une omelette froide quand les autres se levaient pour se rendre à la cafeteria.

Elle pesait alors dix kilos de moins, portait des tailleurs et des talons et répondait aux clients d'un ton aimable et enjoué qui les rassurait sur la situation du compte de leur entreprise.



Elle remonte l'escalier, hésite et s'arrête, enfin ! Elle entre dans la salle de bains et referme la porte. Elle en ressort vêtue d'un pantalon de maille informe et d'une tunique longue qui tente vainement de cacher sa culotte de cheval et son ventre rebondi. Elle a mis de l'ordre dans sa chevelure mais n'a pu dissimuler des racines blanches. Mue par une force irrésistible, elle se dirige vers le deuxième. Elle clique, relit, coupe, copie et colle mais seuls, ses doigts, ses avant-bras bougent. Son regard est fixé sur ses lettres noires qui s'alignent sur un fond blanc et ne s'en détache pas une seule seconde.



Son oil se pose à nouveau sur les quatre chiffres : 17 : 00. Prise de panique, elle se dresse, dévale les marches, s'habille et sort. S'ensuit une course effrénée pour passer à la poste, à l'épicerie, à la librairie où elle traîne, lit une demi-page, s'empare d'un deuxième livre, le feuillète, change de rayon, cinq volumes dans les bras, puis revient sur ses pas pour en reposer quatre. Quand elle arrive à la banque, elle se heurte à une grille fermée.



J'arrête là ce compte-rendu par le menu, non par peur de dévoiler la chute, car chute il y a par rapport aux précédents tournages, mais parce que j'ai peur de sombrer dans l'ennui et de vous y entraîner avec moi, et préfère vous renvoyer aux titres où vous pourrez l'admirer « du temps qu'elle était belle », alors qu'elle brillait encore de tous ses feux : Une Française à l'étranger, Amour en Chartreuse, Une tête et un cour, Mater Dolorosa, et d'autres encore. Ne lui jetez pas la pierre, la vie l'a trahie en lui faisant prendre une destination maudite.


Danièle