Destination : 3 , Chambre avec vue...
A vue de nez...
Je m’éveille lentement en m’étirant longuement, et je me remémore mon arrivée à l’hôtel, tard dans la soirée. Une hôtesse très sympathique, à la voix douce et agréable, m’attendait. Pas besoin de voir son visage pour connaitre son expression interloquée lorsque je lui ai demandé une chambre avec vue sur la campagne. Je le sais, ça fait toujours ça. Au mieux elle m’a pris pour un farfelu, au pire pour un client capricieux. Ce n’est pas grave. J’ai l’habitude. J’essaierai de lui expliquer tout à l’heure.
Je sors de mon lit et je me déplace à tâtons dans la chambre obscure. Sous mes doigts, d’épais et lourds rideaux de velours m’indiquent que je suis arrivé à la fenêtre. J’écarte les deux pans, laissant pénétrer la lumière du jour dans la pièce. Sur mon visage, je sens la chaleur des rayons du soleil, promesse d’une belle journée d’été à venir. Il doit être pas loin de huit heures.
J’ouvre la fenêtre et me penche au dehors, pour respirer l’air frais de cette belle matinée de juillet. Une odeur acre et sucrée m’indique la présence toute proche d’un verger regorgeant de fruits. J’entends d’ailleurs des voix qui semblent venir de la même direction, une femme jeune et une autre plus âgée, ainsi que deux enfants qui crient et se chamaillent gentiment.
Je me rappelle mes disputes avec mon frère aîné, qui ne voulait jamais me laisser faire comme lui, arguant d’un éternel « c’est trop dangereux ». Invariablement, il finissait par céder à mes cris et m’accompagnait en râlant, guidant mes gestes et mes pas pour que je puisse traverser le ruisseau, grimper dans un arbre ou attraper des têtards.
Un bruit soudain attire mon attention. Un tracteur vient de démarrer, le bruit devient assourdissant lorsque l’engin longe la bâtisse, et je perçois alors le parfum doux et chaud des grains de blés fraichement moissonnés transportés dans une remorque grinçante.
Cette fois c’est à mon père que je pense. Je me souviens lorsqu’il m’amenait avec lui faire un tour de tracteur. Je me tenais tranquille car il m’avait formellement interdit de bouger ou de toucher à quoi que ce soit, sous peine de ne plus pouvoir l’accompagner. Derrière la rudesse de ses mots, je sentais confusément sa tendresse et son inquiétude à mon égard.
Juste en dessous de moi, une porte s’ouvre et je reconnais le parfum de mon hôtesse, mélange de sa transpiration légèrement acidulée et d’une fragrance fraîche et iodé : l’Eau d’Issey Myaké, je serai prêt à le parier. C’est le parfum de ma petite sœur, et c’est un de mes préférés. C’est d’ailleurs moi qui lui ai choisi, pour ses dix-huit ans, à sa demande. « Vas-y, toi ! Tu sais mieux que quiconque associer les odeurs et je suis sure que tu trouveras quelque-chose qui me plaira et m’ira parfaitement ».
J’entends la voix de l’hôtesse qui informe que le petit déjeuner va être servi d’ici quelques minutes. Et effectivement, je perçois aussitôt l’odeur douce et forte d’un café qui passe lentement dans une cafetière. Je me revois dans la cuisine de mes parents, avec ma mère en train de surveiller la casserole parce-que : « café bouillu, café foutu ! ».
Ma mère. Une bouffée de tendresse m’envahit. Sans elle je ne serais jamais devenu ce que je suis. Lorsque je suis né, à l’automne 1969, un médecin est venu lui parler de mon problème en laissant entendre que je pouvais être placé dans un institut spécialisé. Mon père était abasourdi et ne savait que penser mais il m’a raconté que ma mère m’a alors serré contre elle avec un regard assassin, qui indiquait clairement qu’elle tuerait la première personne qui voudrait me séparer d’elle.
Et elle a répondu au médecin, d’une voix glaciale : « Vous dites n’importe quoi. Mon fils n’est pas aveugle. Simplement, il ne verra jamais avec ses yeux. »