Destination : 3 , Chambre avec vue...
La forêt
La plus grande fenêtre de la maison, c'est la terrasse. Vers elle, tout converge - tous les regards, tous les pas, toutes les soifs - car elle surplombe la forêt. En entrant dans la maison, c'est la première chose que l'on voit - à l'autre bout du salon, la forêt. Un espace touffu de forêt .
Profond. Intense. Vert à perte de vue. La forêt est la maîtresse du lieu.
J'habite en ville, pourtant. A cinq minutes du centre chaud, poussiereux, étouffant de la ville. Pour arriver chez moi, je conduis sur les routes surpeuplées . Le bruit de la ville prend ses aises, coups de klaxon, bruits de moteurs, travaux. Je passe le portail comme on entre dans son bain, avec un soupir de soulagement. Souvent, je vais directement sur la terrasse. Face à la forêt.
Elle s'étend, un peu en contrebas, mais certains arbres montent plus haut que le toît de la maison. Elle est toute proche - trente mètres, peut être, après le jardin que les précédents occupants ont élagués à outrance - par peur, peut- être, d'être englouti par la forêt. Elle est terrible , c'est vrai . Ce n'est pas un petit jardin domestique. Ce ne sont pas quelques plantes, disciplinées, domestiquées, innofensives. Elle est grosse, verte, puissante, la forêt.
Aujourdh'ui, il a plu, et le ciel reste sombre au dessus de la mer verte des arbres. La forêt célèbre le retour de la pluie, après un carême sec à jaunir l'herbe grasse. Une odeur de frais, de terre remuée, monte du sol - les criquets et les grenouilles entonnnent leur chant de remerciement . Ils chantent toujours après la pluie. Au loin, sur les montagnes, les nuages des hauteurs forment une brume grise, douce, mystérieuse. Il est bon d'être dedans. Bon de regarder le dehors. Lorsque le soleil revient (et il revient toujours), la forêt anime ses verts, brillante de pluie, fragile et triomphante. Les arbres les plus hauts, les mahoganys, à feuillage serré, vert foncé, moussent comme des nuages d'orage. Le flamboyant a perdu toutes ses feuilles. Il ne lui reste plus, comme chaque année, qu'à cacher sa nudité par brassées généreuses de fleurs rouges écarlate, véritable cri de joie de la nature, un arbre rouge , entièrement rouge. Il forme la seule tache de couleur dans cette marée de vert. En plein milieu. Le Bois-canon, à grandes feuilles vert clair, cache en lui le secret du vent - lorsque ses feuilles deviennent blanches, cela veut dire qu'il va pleuvoir : au vent, ses feuilles se sont retournées, révèlant leur ventre blanc.
La forêt est une présence, une menace, une tentation. Sur ma terrasse, je ne vois qu'elle . Aucune trace de présence humaine , à par cette maison abandonnée, sur la droite - que déjà, les arbustes semblent devoir engloutir. Le reste, c'est la forêt. Rien que la forêt. Arbres, feuilles, ombres, vert, rouge , un rythme lancinant de tambour profond, de terre qui parle, qui m'appelle. Oh, l'humidité. L'air qui lave. Parfois, je quitte la terrasse et je descend dans la jardin , au plus près de la forêt. A couvert, sous les futaies. Je laisse la forêt m'engloutir. Trente minutes là, à regarder les raies de soleil se faufiler entre les branches, et je ne me rappelle plus mon nom. Trente minutes là et si j'étais malade, je me relève guérie. Trente minutes là, et je ne crois plus qu'il soit si important que j'ai un but en ce monde. Voyez comme c'est dangereux.
La forêt est la maîtresse de ma maison. Magnétique et calme, elle s'impose, m'envellope, m'attire. Souvent je me dis que je vais juste quitter la maison, et aller habiter là bas, au milieu des arbres, sur un tapis de feuilles. Au milieu du bois. Mais je ne suis qu'une femme domestique, alors, je n'en fais rien.