Destination : 180 , Objets en chemin


NOSTALGIE ? NON MERCI.

Quand il avait lu la description de la nouvelle « destination » proposée par son atelier d’écriture, Michel avait tout de suite décidé de passer son tour. Cette idée de saute-objets, patchwork de choses censées entrer en résonance avec l’histoire de l’auteur qui s’en emparerait, avait plutôt provoqué chez lui une saute d’humeur : il n’avait pas le fétichisme des objets, ni aucun autre au demeurant, du moins à sa connaissance.



De plus, le thème du souvenir et de la nostalgie surgissant d’objets retrouvés n’était-il pas totalement rebattu ? Un peu bateau, en quelque sorte ?



Il se souvenait, parmi d’autres, du poème de Lamartine :

« Objets inanimés, Avez-vous donc une âme Qui s’attache à notre âme Et la force d’aimer ? »

Et aussi de cette chanson de Jean Ferrat évoquant son grenier et « l’odeur des myrtilles dans un grand panier » .

Et tant d’autres !

Sans oublier, bien sûr, la trop fameuse madeleine de Proust, ce grand bourgeois nombriliste désœuvré. Chauffe Marcel ! Chauffe ! Chauffe !



Non, décidément, ça n’était pas un truc pour lui. Des vieux objets-souvenirs, il en avait, comme tout le monde, des réminiscences olfactives aussi, sans compter la puissance évocatrice de certaines musiques… Mais bon, cette nostalgie à deux sous, il n’allait quand même pas en faire un roman !



Laissant sa pensée vagabonder, il commença pourtant, un peu contre son gré, comme à son insu, à laisser venir à lui des choses hétéroclites qu’il avait amassées et qu’il ne s’était pas encore résolu à jeter.



Il y avait cette bouteille fantaisie en forme de boule, enserrée dans une corde de couleur, qu’il avait suspendue sur un gros clou au mur du garage. L’ensemble évoquait les boules de protection qu’on accroche, entre des pneus usagés, aux coques des bateaux pour éviter qu’ils ne heurtent directement le quai, ou celles qui servent à lester les filets de pêche. La bouteille, en effet, venait des bords de mer. Elle avait contenu un excellent Banyuls, bu depuis longtemps, qu’il avait acheté à la coopérative locale de la petite station balnéaire méridionale. Banyuls-sur-mer, avant-dernière commune de la côte d’émeraude et fleuron viticole de la Catalogne française, produisant un vin doux naturel réputé, avait pour lui une saveur particulière : c’était là qu’à 15 ans il avait fait la connaissance de celle qui deviendrait plus tard sa femme. Encore adolescents l’un et l’autre, habitant tous les deux dans la banlieue parisienne, le hasard avait voulu qu’ils fassent connaissance au sud des Pyrénées orientales.



Dans l’étagère à côté, il avait aussi gardé de cette époque de vieilles espadrilles à cordelettes, que les catalans nomment vigatan (prononcez « bigatane »), avec lesquelles elle et lui avaient appris à danser la sardane. Ils étaient assidus du « foment de la sardane », le club local. Entre deux apprentissages des pas et des balancements nécessaires au rendu gracieux et harmonieux de cette danse en ronde, ils avaient, à la pause, des discussions passionnées sur tous les sujets. L’intérêt respectif, encore platonique, qu’ils avaient l’un pour l’autre n’avait pas échappé à leurs parents respectifs, qui ne les lâchaient pas d’une semelle…



Aujourd’hui, on ne danse plus beaucoup la sardane dans la Catalogne française. C’est bien dommage, car l’harmonie résultant du mouvement d’ensemble des danseurs et danseuses qui se fondent dans ces grandes rondes est une bonne école contre l’individualisme ambiant. A l’appel du flaviol, sorte de petit pipeau local, les couples s’approchent pour former la ronde. Puis la cobla, l’orchestre catalan, commence à jouer cette musique si particulière, d’où émerge le son nasillard d’un instrument à vent typique : le tible. La ronde s’anime d’abord lentement, bras baissés. Puis les bras se lèvent, le tempo change, un léger tressaillement ternaire issu de la souplesse des chevilles accompagne chaque temps. Enfin, l’amplitude de la danse augmente et les pas sont finalement sautillés, puis sautés. Pendant tout ce temps, il faut compter les pas courts, et ensuite les pas longs, car ça ne tombe pas juste et il est essentiel de bien exécuter les « répartitions ». Un danseur expérimenté se charge généralement du rôle de chef de ronde et signale, par de petites pressions sur les mains de ses partenaires, immédiatement retransmises à toute la ronde, les indications invisibles qui permettront de finir en beauté. La grâce émanant du joli balancement de la ronde rend chacun heureux.



Michel avait de bonnes raisons d’aimer cette danse, puisque c’était avec sa compagne de sardane qu’il s’était marié, quelques années plus tard. Mais sa pensée continuait à divaguer et s’était fixée sur le vieil album familial, conservé depuis des années, contenant les photos en noir et blanc prises avec le premier appareil photo que ses parents lui avaient offert pour ses dix ans : un « Brownie Flash » Kodak, sorte de boite noire carrée, ultra-simplissime, dotée d’une lentille sur le devant, avec visée et déclenchement par le dessus. Dans l’album, il n’aimait pas trop sa photo de premier communiant, sans doute prise par son frère ou sa sœur, où on le voyait entrer dans l’église avec un grand brassard blanc au bras droit. Il portait son premier costume, dont la culotte courte était doté d’un large revers. Ainsi affublé, et mis en condition par des heures de catéchisme, il avait ressenti une certaine émotion en laissant fondre dans sa bouche une hostie qu’il n’osait pas mâcher. Il se souvenait de l’affection que lui portait le curé, qui le regardait parfois avec concupiscence et lui caressait la tête avec une certaine tentation. Ce comportement, il en voyait bien aujourd’hui le caractère malsain. Etre nostalgique de ça ? Non, merci ! Bien au contraire, c’est une sourde colère contre toutes les croyances absurdes qui montait en lui. Devenu profondément athée, il avait acquis la conviction que si on peut admettre certaines formes de spiritualité, il faut cependant combattre toutes les aliénations religieuses.



Il alla jusqu’à l’armoire où étaient rangés ses CD et ses vieux vynils. Il y avait là, entre autres, les meilleurs albums des Beatles, qui avaient bercé sa jeunesse : Sargent Pepper’s lonely hearts club band, le double blanc, et bien sûr Abbey Road. Il posa une de ces précieuse galettes microsillon sur la platine tourne-disque, posa soigneusement la pointe de lecture, et se laissa bercer par la voix suave de Paul MacCartney et l’ambiance jazzy de « When I’m sixty-four » :

When I get older, loosing my hair, many years from now

Will you still be sending me a valentine

Birthday greetings, bottle of wine ?

If I’d get out till quarter to three, would you lock the door ?

Will you still need me, will you still feed me when I’m sixty-four ?



Soixante quatre ans ?! Il allait les avoir à son prochain anniversaire ! Le temps avait passé vite, mais il n’en éprouvait aucune mélancolie… La vie est toujours devant soi !

Michel Ray