Destination : 55 , La mort nous va si bien
Le Grand Départ
Quand viendra le moment de mon dernier voyage,
J’espère être si vieille que je ne n’aurai plus d’âge,
Seulement le bonheur d’avoir tenu la main
Du fils de mon fils, peut-être même du sien.
Je voudrais être lasse d’une vie bien remplie,
De joies et de souffrances et de rêves accomplis ;
Je voudrais être fatiguée de mon corps flétri,
Qui reste un ventre creux, depuis longtemps tari ;
Je voudrais être sèche du désir d’un amant,
Ne plus sentir la faim dans son regard brûlant.
Je voudrais avoir soif d’un sommeil sans levant,
Libérée d’un corps devenu désobéissant.
Je voudrais choisir l’heure, et le jour, et le lieu.
Je voudrais que ce soit encore une fois « nous deux »,
Mais avant je voudrais revoir l’immense océan
Et les dunes et les vagues où je courais enfant.
Enfin je viendrai m’allonger dans notre lit,
Blottie entre tes bras, comme je fais le soir,
Sentir ta chaleur qui peu à peu m’engourdit
Pour glisser lentement au bout du long couloir.
J’espère y retrouver tous ceux que j’aimais tant,
Qui bercèrent mon enfance, partis depuis longtemps,
Retrouver leur sourire et leurs regards aimant,
Redevenir petite, dans les bras de maman.
Vous qui resterez, je vous prie, n’enfermez pas
Mon corps sans défense entre quatre planches en bois !
Rappelez-vous ma terreur des lieux trop étroits,
Celle d’être ensevelie sous je ne sais quoi,
Moi qui, pour dormir, ne supporte même pas
Les fenêtres fermées, ni le nez sous les draps.
Je préfère de loin, pour quitter l’Ici-bas,
Passer par les flammes d’un joli feu de joie,
Souvenir des Saint-Jean et des fêtes estivales
Dans les soirées desquelles j’ai usé mes sandales,
Caracolant, sautant au-dessus du brasier,
Tremblant d’excitation et de peur d’y tomber.
Et puis, un soir d’automne, parce-que c’est ma saison,
En une terre qui m’est chère, cœur du pays gascon,
Jetez mes cendres au vent, il les emportera
Garonne ou Pyrénées : où bon lui semblera.
Pleurez si vous voulez, si vous avez besoin
Pour laisser s’épuiser la source du chagrin.
Mais chantez surtout, chantez à pleins poumons,
Nougaro, Barbara, qu’importe la chanson !
Reprenez toutes celles qui vous parlent de moi,
Plus que les jolies phrases et les mots maladroits.
Car l’élan de vos voix unies dans ce tempo
Du fond de ma nuit noire, j’en percevrai l’écho.
Je ne veux pas d’une stèle qui serait le symbole
Du lieu, à l’entretien incertain et pesant,
Où l’on viendrait toujours de moins en moins souvent,
Sauf une fois par an, triste farandole !
Je resterai vivante dans vos souvenirs,
Au détour d’un refrain, ou d’un éclat de rire,
Dans la couleur des yeux de la petite dernière,
Pesant dans vos mémoires telle une ombre légère.
Les années passeront, de dizaines en dizaines,
Peu à peu partiront tous ceux qui m’ont connue.
Alors comme nous tous, comme toute âme humaine,
Je grandirai la liste des lointains disparus.