Destination : 55 , La mort nous va si bien
Là-haut, il n'y a rien !
Il est mort trop tôt pour que je puisse bien le comprendre, mais il a laissé en moi un souvenir indélébile. J’aimais beaucoup mon grand-père maternel. Le brave homme s’appelait Alexandre, parce qu’il était né le jour des Cendres. C’était un homme simple, souffrant d’emphysème et d’insuffisance respiratoire après avoir respiré trop de farine au cours de sa vie de labeur : il était meunier. Ce qui ne l’avait pas empêché de travailler jusqu’à ses 65 ans aux Grands Moulins de Pantin. Quand il descendait du train qui le ramenait du travail le soir, il avait encore un kilomètre à faire à pied, et il passait près de la maison que mon père et ma mère avaient achetée pour ma naissance, à 200 mètres de la gare. Ma mère nous avait habitués, mon frère aîné et moi, à guetter l’heure de son passage pour courir l’embrasser. Il a pris sa retraite en 1955, l’année où ma petite sœur est née. J’avais 6 ans.
Pendant quelques années, pépère est venu jardiner un peu à la maison. Il posait son genou sur une sorte de coussin paillé, il grattait la terre et repiquait dans la plate-bande les bébés radis qui montraient leur nez sous la vitre protectrice du châssis. On entendait sa respiration difficile et sa toux rauque. Sa salive, encombrée de mousse blanchâtre, s’accumulait et venait sécher à la commissure de ses lèvres. De temps à autre, il l’essuyait d’un revers de manche. Malgré son inconfort, il avait l’air heureux. Et puis, il a été trop fatigué pour venir.
De nos jours, mon grand-père aurait été reconnu en maladie professionnelle avec une bonne prise en charge. Mais à la fin des années cinquante, on n’en était pas là. En outre, il n’était pas homme à réclamer. C’était donc un voisin travaillant à « L’air liquide », beau-frère de son fils, qui lui apportait les bouteilles d’oxygène permettant, sur la fin, de le soulager et de le prolonger un peu.
De toute évidence, pépère savait qu’il allait mourir de cette maladie qui l’étouffait à petit feu. Mais il était plutôt libre penseur. L’idée qu’il se faisait de la mort, il la résumait dans cette formule qu’il me lançait malicieusement en regardant mémé avec un air de défi au fond des yeux: « Si c’était si bien là-haut, il y en aurait bien un qui serait redescendu nous le dire ! »
Il faut dire que ma grand-mère appréciait peu les propos blasphématoires : elle était plutôt du genre grenouille de bénitier contrariée. Depuis longtemps, elle prétextait un mal de genoux pour éviter la corvée de la messe mais assurait bien haut que sans cela, elle y serait allée tous les dimanches. Elle et lui se chamaillaient souvent, notamment quand on les retrouvait en fin de semaine autour de la partie de jacquet dominicale.
Bien que ce ne soit qu’à moins d’un kilomètre, ma mère m’envoyait parfois chez eux « en vacances ». J’étais heureux d’y aller car pépère, transcendant les usages, m’offrait le midi un petit verre de vin :
« -- Bois un coup mon p’tit, c’est le coup du médecin ! »
Il m’arrivait d’assister au rituel de la pose des ventouses. Pépère retirait sa liquette et son tricot de corps. Ma grand-mère sortait les pots de yaourts vides. Elle y faisait un vide partiel en passant à l’intérieur la flamme d’un tisonnier propre munie d’un coton trempé dans l’alcool allumé sur le réchaud à gaz, et lui appliquait les pots sur le dos. La peau montait comme un soufflé à l’intérieur des pots. Il devait rester comme ça, partiellement allongé sur la table de la cuisine, pendant une dizaine de minutes. Pour lui retirer, mémé pinçait sa peau sur le bord du verre pour faire renter l’air et tirait un coup sec. A la place de chaque pot, son dos était marqué par des auréoles rouges qui mettaient assez longtemps à s’estomper. Ce traitement de bonne femme était censé lui faire du bien et c’est vrai que pépère avait l’air content que ça s’arrête !
Je l’ai perdu en 1963. Il avait 73 ans. J’en avais quatorze. Il est mort la même année qu’Edith Piaf, Jean Cocteau et le président Kennedy abattu à Dallas. Ayant la vie devant moi, je n’avais pas encore conscience que tout un pan du monde disparaissait. Pour un jeune adolescent, la mort est encore quelque chose d’abstrait. Ce n’est que bien après que j’ai compris qu’il avait laissé en moi une trace durable. Tant que je vivrai, il ne sera pas tout à fait mort. Il habite encore un petit coin de ma mémoire.
La mort de mon grand-père n’était pas tout à fait ma première rencontre avec la faucheuse. Deux ans plus tôt – j’étais en cinquième – l’un de mes camarades avait été tué dans un accident d’avion alors qu’il effectuait son baptême de l’air sur un petit Cesna de l’aérodrome du coin. L’accident avait fait les gros titres de la presse locale et je me souviens que toute la classe avait assisté à l’enterrement. Nous avions tous une rose blanche à la main et nous avions écouté sans défaillir des discours remplis d’émotion. On ne reverrait plus notre copain. Mais on avait vite pensé à autre chose. Comme on dit, la vie continue.
Chanter la vie, chanter la mort, Jacques Brel a fait ça magnifiquement. Son poignant « Jojo » en est un vibrant exemple. Se sachant condamné, il est parti finir sa vie au fond de la Polynésie, là où « Ils parlent de la mort comme tu parles d’un fruit, …Veux-tu que je te dise ? Gémir n’est pas de mise Aux Marquises. » Il y a quelques années, j’ai eu la chance de pouvoir y faire un voyage. Dans l’île d’Hiva Hoa, je suis monté au petit cimetière où Jacques Brel est enterré. Une tombe toute simple, à quelques mètres de celle de Paul Gauguin. Toute à l’image de celui qui chantait : « Mourir, cela n’est rien Mourir, la belle affaire Mais vieillir… Ah, vieillir ! ». Ce n’est pas la mort qui est dure, c’est la vie, lorsqu’elle est souffrance.
Depuis toujours, la vie, maladie sexuellement transmissible, est mortelle. Mais la mort d’un individu n’arrête pas la vie en général. Au contraire, elle lui donne un sens. Car le sens de la vie mène indiscutablement de la naissance à la mort...
Ayant été confronté à la mort de mes parents et d’amis proches, je respecte l’importance du rituel pour, comme on dit, faire son deuil. Mais pourquoi se mentir en s’inventant des dieux et des histoires surnaturelles dont le réconfort est illusoire ?
Pépère n’est jamais redescendu. Il avait raison : là-haut, il n’y a rien.