Destination : 55 , La mort nous va si bien
Contour
Je me regarde souvent dans la glace. En fait non. Ce n’est pas moi que je regarde. Ce sont elles. Je ne me lasse jamais de les regarder, les contempler, les admirer, les « habiller », les caresser...
Le moment préféré de la journée. Je sors de ma douche, je prends un drap de bain dans lequel je m’enveloppe, pendant que je me coiffe, je pense déjà à l’instant suivant. Lequel vais-je choisir aujourd’hui ?
Il n’est pas simplement question de couleur, mais aussi de texture, de brillance, d’hydratation, de lumière, de protection.
C’est un hommage quotidien que je leurs rends. J’y suis.
Elles m’apparaissent dans ce miroir et je commence à les regarder comme si elles appartenaient à une autre. D’abord fermées, doucement elles s’entrouvrent. Je lutte tous les jours pour ne pas m’approcher de la glace afin de les embrasser. Elles sont mémoire d’essentiel.
J’ai sorti ma trousse où s’empilent dedans peut-être trente bâtons, crayons, tubes de brillant. Je passe longuement mes doigts sur ma bouche et c’est ainsi que je fais mon choix. Nul besoin de regarder ce que j’ai, je le sais. « Rose Nudité », comme une invitation à la sensualité, invitation au baiser, souvenir tendre d’enfance ou maman avant de nous laisser partir à l’école finissait de nous débarbouiller après le petit déjeuner avec un gant imbibé d’ « eau de rose »... « Safran épicé », ou quand la simplicité devient sophistication, comme une bouillabaisse, un champs de lavande, tout ce qui chante la Provence entre Cavaillon et Toulon... « Cuivre Troublant » : comme une musique sans ligne mélodique... « Brun cachemire » : l’épais mystère de l’orient où tout ce qui apparaît ne se dévoile jamais tout à fait... « Rouge hypnotique » : S’afficher pour pouvoir mieux se cacher... « Corail cuivré » : où l’illusion de sa propre nature dissimulée... « Violet vertigo », « Rose orion », « ombre douce », « Bordeaux gemini », « Tentation orientale », « Mat rouge étoilé », « Océan de rose », « Parme bleuté »...
Chaque tube a sa résonance, sa nécessité, comme un témoignage, une part d’histoire, un chapitre indispensable.
C’est le centre de ce qui m’a été révélé. Ce sont elles qui appréhendent les premières la chaleur de ce qu’on va avaler.
Ce sont elles qui laissent s’envoler les mots d’amour ou se crispent pour les retenir, c’est sur elles que sont imprimés à tout jamais ces premiers baisers qui nous ont fait découvrir ce que voulait dire désirer, aimer, vivre, respirer.
Ces lèvres maintenant ouvertes, dessinées sur lesquelles s’imprime « Coquelicot léger » qui frémissent, tremblent et attendent.
Tous les jours, elle passe un temps fou à les colorier, en faire le tour,
les redessiner, les faire briller pour parfois tout effacer et recommencer...
Le contour était raté. Une fois, deux fois parfois trois ou quatre...
Attendre ? Ne regarder que ces lèvres pour ne plus rien voir autour.
Cette voiture qui dérape, ce pare-brise qui explose, cette douleur qui s’impose, ce rouge sang qui envahit l’habitacle...
Puis le bruit des sirènes, le blanc permanent, puis ce premier regard dans une glace, ce visage défiguré, brûlé qu’on ne reconnaît plus ;
juste les lèvres qui n’ont pas changé... Le temps qui passe sans que plus personne ne les embrasse. Cette dernière image, ce dernier regard, son dernier éclat de rire juste avant... Quand elle lui a dit : « Il faudrait que l’on s’arrête en ville, Mon Amour, je n’ai presque plus de Rouge à lèvres... »
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