Destination : 196 , Ai11eurs : une autre réalité


Dévoration intérieure

Le Professeur FREULIN se sentait las et le paysage qu'il regardait avidement depuis la fenêtre de son bureau ne lui apportait aucun réconfort. Au loin, les crénelés agressifs du massif montagneux agrippaient des nuages sombres, les étiraient, les écharpaient puis les crevaient. Il en résultait de courtes pluies drues qui martelaient nature et hommes.

Un automne glacé s'installait précocement chassant à grands coups de pieds un été bon enfant qui aurait bien voulu s'attarder un peu.



Il prit soudain la décision de demander sa mutation pour s'en retourner chez lui, là-bas, en Martinique. On frappa brutalement à sa porte ce qui le fit sursauter. Il cria énervé "Entrez" !

Deux infirmiers, au visage rougi, au souffle court, s'engouffrèrent dans le bureau

"Excusez-nous Professeur, c'est encore le vieux ICARD qui a voulu escalader le mur d'enceinte. On l'a rattrapé de justesse. Il délire. Même avec des surdoses on n'arrive pas à le calmer. Il veut absolument vous parler. Il dit qu'il a un secret à vous confier. Vous pourriez peut-être tenter quelque chose ? On est en effectif réduit. On a besoin d'aide !"

Le Professeur FREULIN grommela : "C'est bon, c'est bon ! Où est-il ?" "Sur son lit, sanglé"



L'étroite chambre sentait la lutte. Malgré son âge et sa maigreur le vieil ICARD possédait encore une belle résistance.

Le professeur alla d'un pas mesuré en souriant vers la pauvre chose gigotante :

"Alors mon ami que vous est-il encore arrivé ? Mon dieu comme vous voilà saucissonné ! Je vais vous libérer si vous me promettez d'être calme et de me parler posément"

Le ton amical du professeur calma d'un coup de vieil ICARD.

"Ils sont revenus. Ceux du monde d'à côté." Il parlait bas. Le professeur tendait l'oreille.

"Le monde d'à côté ?" "Mais oui je vous l'ai déjà dit, il n'y a ni paradis, ni enfer, simplement le monde d'à côté.

Un monde qui se déplace dans le temps. Qui disparait et apparaît à ceux qui peuvent le voir pour témoigner".

Le professeur prit quelques notes. "Mais c'est bougrement intéressant dites-moi. Pourriez-vous me décrire le monde d'à côté et ceux qui le peuplent ?"

"Mais ce peuple c'est vous et moi. Je veux dire nos doubles, nos négatifs comme en photographie. Des silhouettes transparentes."

"Nous serions donc sous forme de négatifs photographiques dans un monde parallèle au nôtre ! Mais comme c'est époustouflant ! et pourquoi ?"

Le vieil ICARD invita le professeur à se pencher un peu plus vers lui "Pour que la machine puisse les dévorer petit à petit. C'est affreux à voir.

Ils sont là faibles, tremblants en longue file indienne attendant devant la machine. D'un coup, le monstre se réveille, actionne ses mâchoires, avale, dépèce un peu et recrache."



Le professeur, qui possédait un bon coup de crayon, c'était mis à dessiner en suivant la description du vieil ICARD, qui poursuivait en larmoyant : "Et cela à une incidence sur notre vie, ici, dans notre monde. Les souffrances de notre double dérangent de bon fonctionnement de notre corps le vrai, fait de chair et de sang.

Les souffrances de notre double déclenchent des maladies irrémédiables. Ainsi j'ai vu le négatif de la pauvre Madame BERTILLE, la machine l'avait avalée, elle avait bien pris son temps pour en faire une bouillie qu'elle n'avait pas recrachée, eh bien elle qui paraissait en si bonne santé a fait soudain un arrêt cardiaque ! Je pourrais vous citer bien d'autres noms qui courent un grand danger."



Le professeur FREULIN regardait à présent fixement le vieil homme et une question lui brûlait les lèvres. Devait-il entrer dans le délire du vieil ICARD ?



"Je n'ai pas encore vu votre négatif, Professeur, ne craignez rien, je vous préviendrais, vous pourrez peut-être faire quelque chose pour sauver votre double.

Bon je me sens fatigué à présent. Je vais dormir. Merci encore Professeur c'est si bon de pouvoir partager ce secret".



Le professeur examinait avec attention ses notes et ses dessins.

Un mot tournait dans sa tête : "dévorer". Quelque chose qui vous dévore de l'intérieur. Quelque chose de lent et d'irrémédiable.

Mais par quoi pourrions-nous être dévoré ?" questionna à haute voix le professeur.



"Mais par le remord !" répondit en riant une jeune infirmière qui entrait sans façon dans le bureau.



FIN

EVELYNE W